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Mignon, A. - Danger de mort [poèmes et chansons écrits 
à la Citadelle de Liège, Vught, Sachsenhausen, Liegnitz a/Spree, Küstrin et Buchenwald], 
Spa, Editions J'ose, 1946, 114 p., 111. - dessins d'André Mignon

Table de matières

Préface
Ballade

I. L'Oflag
  I. Ennui
  II. Souvenances
  III. Deuil  
  IV. Lied
  V. Violon

II. La Prison
  I. Cellule
  II. Sortie
  III. Présentation
  IV. Veillée
  V. Menottes

III. Le bagne
  I. "Friseur"
  II. Elégance
  III. Sport
  IV. Premiere lettre
  V. "Mutzen Ab"
  VI Nocturne
  VII. Soif
  VIII. Bienvenue
  IX. Triangles
  X. Dimanche
  XI. Fenêtre
  XII. Chanson
  XIII. Kustrin
  XIV. Noël
 
IV L'enfer
  I. Portes
  II. Concentrés
      A. Boches
      B. Box
      C. Bottes
      D. Block
  III. Nudisme
  IV. Morts
  V. Douceurs
  VI. Fous
  VII. Appel
  VIII. Pantoum trivial
  IX. Filles
  X. Malades
  XI. Pancarte
  XII. Bourrasque

V. La paix
  I. Le Mie prigioni
  II. Pieuse Epitaphe
  III. Impatience
  IV. Contraste
  V. Nuages
  VI. Parade foraine
  VII. Ballade
  VIII. Les importuns
  IX Thebaide
  X. Amertume

  
Prisons et camps

  

 

    

Préface

Malgré Berlin et la « fraternisation » dans la syphilis et la pénicilline,
malgré Bikini et les gloussements de la B.A. (qui ne veut plus dire « Bonne Action » ),
malgré Rome et les appels pontificaux en faveur des P.W. boches,
malgré Madrid et son maquis tout neuf pour Degrelle et touristes nazis,
malgré Nuremberg et son guignol à grand spectacle, on ne nous a rendu ni la justice, ni la Paix , mais on nous a fait croire qu'Hitler avait peut-être raison... Et on renfloue à grands frais notre chère Allemagne, pure, sainte, innocente, virginale et démocratique. Attention ! Danger de mort.

Fidèles aux vieux principes, les « Grands » (feu les « Alliés ») sont retombés à pieds joints dans les anciennes erreurs ;
fidèles aux traditions des proverbes, ils préparent en toute hâte la troisième « der des der » ;
fidèle à la devise nationale imprimée sur son soutien-gorge, notre mère Belgique provoque chaque année de nouvelles discordes fratricides ;
fidèle aux manifestes d'antan, le duel Vatican-Moscou a replis comme s'il ne s'était rien passé et cette querre, qui devait cimenter nos efforts, nous a divisés, divisés, divisés... Attention ! Danger de mort.

L'auteur, malgré les sollicitations d'autres rescapés de Buchenwald, s'est opposé jusqu'ici à la publication de ces feuillets où se mêlent une ironie atroce et un réalisme repoussant.

L'auteur, qui n'est ni un héros ni un politicien, a préféré consacrer sa convalescence à la Beauté sans patrie, sans langage, sans frontières, sa peinture et sa musique.

L'auteur, qui est un incurable naïf, avait cru qu'il serait inutile d'élargir des plaies toujours béantes, de remémorer encore d'inoubliables horreurs, de plaider à nouveau une cause gagnée d'avance.

Il s'est trompé lourdement sur la « bonne volonté » des hommes, et dans un accès de mauvaise humeur, il vous lance au visage cette œuvre de malédiction et d'angoisse, il vous livre ce monstre qu'il déteste afin qu'il vous crie à sa place : Attention ! DANGER DE MORT !

Septembre 1946.

  

 Ballade

en guise d' « Avertissement aux Lecteurs»

...A ceux du moins qui ne manqueront
pas de critiquer la verdeur de certains
vocables triviaux...

Pourtant... pourtant, j'ai vécu des scènes
à couper l'appétit, la vie durant,
à... un boche lui-même.

Je vous en fais grâce encore mais attention !
  
Les censeurs, de morale austère,
qui liront ces vers bien osés,
feront des bonds scandalisés..'
Ils diront : « Mieux vaut l'adultère!...
 
Barrons ces mots qu'il fallait taire,
car ces termes ébouriffants
feraient rougir un Ministère... »

DANGER DE MORT ? — Pas pour enfants! »

J'évite (et n'en fais point mystère)
feuilles de vigne, airs empesés...
S'il faut vêtir de « déguisés »
 la vérité nue - on l'altère.
— Le Gosse ?... Un monstre autoritaire
mit des bambins de huit, neuf ans
à Buchenwald. (Quel monastère !)
Nul n'a crié : « Pas pour enfants ! »

J'ai vu dans un block solitaire d'Oranienburg, des accusés,
sans numéro, pieds nus, rasés,
marqués de croix -... Certains par terre, n'ont pas treize ans. — Sans commentaire !
En songeant aux nœuds étouffants
du gibet, dis-tu: prolétaire :
« La pendaison ? Pas pour enfants!»                     ENVOI
Lecteur, je n'eus qu'un seul critère : montrer les SS triomphants —
l'atrocité — documentaire...

DANGER DE MORT ? — Pas pour enfants! »

 

I.  L'OFLAG.

Ofl. VI A., Soest (W. K. Munster). N° 527. BI. 4. 
Ofl. UI B., Tibor (W. K. Berlin) N» 2889. BI. 8/28. 
Ofl. II A., Prenzlau   (W. K. Stettin). Bloc C/11. 
Ofl. VIII C, Juliusbg.  (W. K. Breslau). Stube 74. 
Stal. VIII A., Görlitz  (W. K. Breslau). Revier A 26.

 
I. ENNUI

Camp de Soest   (W. K. Munster) 
Juin   1940.

Prison de mélancolie, 
enceinte de barbelés 
dans les plateaux désolés 
de la morne Westphalie...

Une foule d'exilés — 
lèvre amère et voix pâlie, 
taraudés par la folie, 
sombres captifs affalés...

On rit, pour ne pas se plaindre —
On bavarde, au lieu de geindre —
On se crée un espoir vain

pour cacher sa nostalgie — 
On cherche à tromper sa faim 
en évoquant une orgie.

  
II. SOUVENANCES

A une amie d'Outremer 
Oflag III. B.  (W. K. Berlin) 
Août 1940.

Sur le lac de Tibor, j'ai retrouvé ton âme... 
Sur le lac de Tibor, si charmeur et si femme,
                    sur le lac de Tibor...
si désirable exil, (presqu'une délivrance !) 
qu'on lui pardonne bien d'éteindre l'espérance
                    sous une neige d'or...

Le fin été d'argent s'amenuise en opale 
car ton ciel — ou ton front — est lumineux et pâle,
car l'air est élastique, et tiède, et rosé, et nu 
comme tes seins — ce clair sein  gauche entr'aperçu-.. 
Un sanglot vénitien s'effeuille en barcarolles — 
Tu m'as dit, dans le vent, des phrases sans paroles, 
des souvenirs muets sous des portraits d'aïeuls — 
des souvenirs...  (tu sais : ces roseaux, ces glaïeuls, 
ces mains !...) Va t'en ! tu me fais mal et tu m'affoles, 
toi qui reviens quand je'suis seul.

Sur le lac de Tibor, j'ai retrouvé ton âme. 
Sur le lac de Tibor, j'ai rêvé de ma dame
                    sur le lac de Tibor
comme un blond ménestrel des légendes rhénanes... 
Toi :  vie, amour, présent, soleil, palmiers, bananes — 
                    Moi : brume ; exil, et mort.

Tibor ! je te sens vivre et frémir dans les branches 
des bouleaux ondulants, filles aux cuisses blanches... 
Tibor ! je suis ce bois de pins adolescents, 
ce bois austère et droit, aux remous caressants — 
Tibor ! Tu es la brise, et moi l'herbe qui bouge, 
tu es l'eau miroitante, et moi la berge rouge... 
Sans toi, j'étais glacial, sardonique et moqueur — 
Sans toi, j'étais silence, ironie et rancœur. 
Reviens ! que je burine, au fer et à la gouge,
                     ton nom dans le roc de mon cœur.

Sur le lac de Tibor, Léthé plein de dictame, 
sur le lac de Tibor, j'ai retrouvé ton âme.

  
III. DEUIL.

A maman, morte en avril dernier. 
Camp de Tibor, 
1er novembre 1940

Du ciel gris, l'indifférence 
descend avec le grésil 
qui vient fouetter mon exil, 
ma prison et ma souffrance.

Ah ! revoir la délivrance, 
le soleil, l'amour d'avril !... 
Mon Dieu, quand reviendra-t-il, 
le printemps de l'espérance ?

Il neige — et c'est la. Toussaint. 
Je rêve au pays lointain 
où, dans sa tombe ignorée,

maman goûte enfin la mort 
qu'elle a longtemps désirée... 
Jour des âmes — à Tibor...

 
IV. LIED.

Au   lieutenant Rossius, rapatrié de l'oflag, 
puis condamné à mort. Tibor,  
10 décembre 1940.

Un mur de barbelés m'isole de la vie
et, comme un fauve en cage arpentant sa prison.
je longe les confins de mon triste horizon
en remâchant sans fin ma haine inassouvie.

Fini ! rêve d'artiste ourlé d'azurs et d'ors.
Fini ! pèlerinage aux sources éternelles...
Je vieillis, dans un parc cerné de sentinelles '
sous l'œil inquiétant des sombres miradors...

La neige de Pologne emplit le ciel grisâtre, 
la neige de décembre alourdit les pins noirs 
et je rêve aux tiédeurs des accueillants manoirs, 
des soirs d'intimité, des Noëls près de l'être...

Mon rêve me ramène — et j'ai beau l'éviter —
vers ce trésor perdu que l'on nomme « une Femme » —
si lointaine, oubliée, arrachée à mon âme
par de longs mois de guerre et de captivité-

Qu il ferait bon pourtant, dans cette prison d'hommes, 
revoir un clair sourire en nos cavernes d'ours 
et sentir une main caresser nos fronts lourds 
pour affiner un peu les brutes que nous sommes.

Qu'il ferait doux orner nos tables de soudards 
d'une chaste présence au parfum, d'ambroisie... 
Redevenir des preux, lutter de courtoisie, 
oublier notre geôle, et changer d'étendards...

Qu'il ferait gai !... Mais non ! la lourde solitude 
tombe:, avec les flocons, en lugubre linceul... 
Rêver fait mal, au cœur éternellement seul...
Désirs de prisonniers — Gouffres de lassitude.

 
V. VIOLON.

Cave  11  du Bloc C. 
Camp  de Prenzlau   (W. K. Stettir,) 
Juillet 1941

« Mignon ! — colis : vingt-trois et vingt-quatre — à quinze heures. »
Superbe... on va goûter des pitances meilleures... 
Mais que contient ce sac, ce sacorphage oblong ? 
C'est un cercueil d'enfant ? — Non, c'est mon violon '

On déballe avec soin la caissette fragile, 
mais tu ne chanteras, plus sous l'archet agile, 
doux confident d'amour... Les gueux t'ont écrasé, 
et, dans mon cœur, le luth du rêve... s'est brisé.

II  LA PRISON.

Feldgendarmerie Verviers, cave  1.
Prison  Saint-Léonard,  cellules 113 et 5, n° 4575.
Citadelle de Liège, Bloc 24   cellules  116 et 7.

 
I. CELLULE.

A mon futur enfant, première et inno-
cente victime de mon arrestation.
Citadelle de Liège, le  10-2-44.

Non, je ne pourrai plus allonger mes mains tristes
vers le sein tiède et rond du soleil qui s'endort...
Le vent ne fera plus glisser ses cheveux d'or
autour de mes cheveux.'. Le ciel, cher aux artistes,
le ciel que j'ai peuplé d'azurs et d'ouragans,
le ciel qui fait rêver les saints et les brigands,
je ne le verrai plus qu'un moment, à l'aurore,
quand on m'emmènera, nerveux et débraillé,
devant le peloton pour être fusillé.
Mourir ! les yeux ouverts, face aux deux que j'adore,
lustré par la clarté plaintive du levant,
imbibé de lumière, et saturé de vent !...
Mourir ! Que deviendrai'je, après ma fin païenne ?
M'illimiter — me fondre en l'universel Tout —
me répandre en cosmos — me dissoudre ?... et c'est tout ?
N'y a-t'il point de cœur qui, du mien, se souvienne ?
Prisonnier de mon corps plus que de ma prison,
la mort, qui m'en libère, égare ma raison...
Pourquoi me désoler ? — La vie, est sans frontière...
Je prends part au mystère énorme et continu.
Dans quelques jours sans doute, un enfant inconnu,
héritier des espoirs semés au cimetière,
chair de ma chair, va naître et me remplacera...
Sans ce cachot, j'aurais été ce qu'il sera.
Mon cœur se multiplie et mon fils me délivre,
me prolonge et poursuit mon voyage arrêté —
Cher petit orphelin, gage d'éternité,
dans ton sang rajeuni, je vais renaître... et VIVRE !

  
II. SORTIE.

Aux frères Blondeau, de Stavelot, 
fusillés à Liège en  1943. Citadelle, 
15 février 1944.

En ouvrant, le gardien crie : « Heraus ! Promenade... » 
Qu'ils sont gentils d'ainsi veiller sur ma santé ! 
Après la Gestapo , les coups, la bastonnade, 
la « Wehrmachthaftanstalt » est un gîte enchanté...

Certains matins, pourtant, je m'énerve et j'enrage, 
blessé dans mon orgueil de Belge et d'officier — 
et je ne connais pas de plus sanglant outrage 
que de tourner en rond, aux ordres d'un geôlier.

C'est dans les barbelés de cette Citadelle 
que mes amis d'enfance, Emile, Armand Blondeau, 
ont dû marcher au pas, près d'une sentinelle,  
en attendant le jour de marcher... au poteau.

« Eins - zwo - drei - vier - Distanz .'... » En silence on se lorgne :
on trouve de nouveaux visages, chaque jour... 
Tiens ! le blond n'est plus là — ni le vieux — ni le borgne...
Ils sont partis : trois morts de plus ! A quand mon tour ?

  
III. PRESENTATION.

Aux fusillés de la cellule 116. 
Citadelle, février 1941.

Le verrou glisse. On pousse un « nouveau » dans la geole
Jeune et très grand, il nous observe d'un air drôle, 
nous le dévisageons d'un cœur apitoyé. 
Sûr, il n'a pas pleuré, mais son œil est noyé, 
horrible, dans le sang qui cerne sa pupille... 
Ses orbites (bleu-noir) ont reçu l'estampille 
du poing des enquêteurs. — On veut le faire asseoir 
mais il s'excuse en souriant.  (Le même soir, 
j'ai vu, des reins jusqu'aux jarrets, la chair meurtrie, 
brune et noirâtre — à faire honte à « la Patrie » 
qui demande aujourd'hui bien plus que notre peau.) 
Le geôlier s'est ému lui-même : « Ach ! Gestapo ?.. » 
Nous entourons de soins cet enfant héroïque... 
Il a peur. — Ses bourreaux voyant son air stoïque, 
ont dit : « Tu veux te taire ? Attends, bon gré, mal gré,
nous te ferons subir le « troisième » degré. »

 
IV. VEILLEE.

Aux compagnons de Lierneux, Dubois, 
Jacobs, Mention, Rousseau, etc. arrêtés, 
puis déportés avec moi, dont on est sans 
nouvelles.
Citadelle, le 2 mars 1944.

Nous sommes vingt, qu'on fit sortir de la cellule         
Nous sommes vingt, qu'ont fit descendre, au crépuscule, 
vers les sombres cachots des condamnés à mort. — 
Nous sommes vingt, nombre effrayant — car, sans remords,
la Gestapo désigne au vol vingt « terroristes », 
(« otages », faut-il lire), et les funèbres listes 
d'innocents fusillés endeuillent les journaux... 
Nous sommes vingt, jugés sans voir les tribunaux. 
Où serai-je demain ? — J'ai la gorge serrée... 
Que faire, en ce caveau, pour passer la soirée ? 
J'ai déchiffré déjà, sur les moëllons trapus,
les « graffiti » : calendriers interrompus, 
messages à la veuve ou naïves prières 
des martyrs qu'ont fauchés les balles meurtrières. — 
Est-ce mon dernier soir ?... Mes voisins ont gémi, 
tremblé, prié... — Je n'ai jamais si bien dormi. 
(Vraiment, pour un amant du rare et de l'étrange, 
je suis d'une apathie à désoler mon ange !)

  
V. MENOTTES.

A mon « conjoint » de chaine ( + ) 
En transport, le samedi 5 mars 1944

Déjà vous commenciez à m'être familières
avec vos bracelets chromés à crémaillères,
menottes pour gangsters, dernier cri du confort...
Mais je trouve aujourd'hui qu'ils y vont un peu fort !
Attachés deux à deux avec de grosses chaînes
à cadenas, partant pour des horreurs prochaines,
à jeun depuis l'aurore, on traîne sur les quais.
Les bourgeois ont toujours des airs interloqués
quand nous changeons de train ou traversons des villes-..
Peur du boche ? Ignorance ? — Ils ont des yeux hostiles
pour tous ces enchaînés, ces « frères siamois » —
Lorsque vous nous lancez ces regards de chamois,
je voudrais vous parler, vous crier, à distance :
« Belges ! découvrez-vous ! Voici LA RESISTANCE ! »

 

III.  LE BAGNE.

K.L. Herzogenbusch (Vught), Blocs 36 et  18, A . n" 9255.
K" Roosendaal, Bloc 7.
K" Venlo, Hangar W. 8
K. L. Sachsenhausen (Oranienb.)   Bl.  14, n" 88.763.
K" Küstrin   (a. Warthe).  Bloc 2.

 

  
I. «FRISEUR».

Aux copains Carabin  ( + )  et
Grégoire ( + ) 
Vught  (K. L. H.), le 5 mars 1944.

Vous portez les cheveux très longs et en arrière ?
C'est démodé. Monsieur ! La semaine dernière,
j'en ai tondu trois cents, ras comme des genoux...
Monsieur est médecin, peintre ou missionnaire ?
La barbe vous donnait, docteur, l'air débonnaire,
mais sans, vous ressemblez bien mieux... à l'un de nous.

Monsieur,  j'ai le regret d'enlever la moustache. 
Sur votre corps tout rosé, elle fait un peu tache. 
On  vous prendrait ainsi pour Charlot... ou Hitler ! 
Dans certains petits coins, la toison surabonde. 
Hélas ! je dois raser... partout — et tout le monde. 
Nu comme un nouveau-né, n' aurez-vous pas bel air ?

Quand le cheveu grandit, vite ,on vous débarrasse
de tout aspect décent, en vous tondant la « Strasse » —
du front jusqu'à la nuque, un boulevard poli...
Plus tard, sur cette sphère au rasoir toujours prête,
on taille les côtés en réservant la « crête »...
L'hiver, ce n'est pas chaud, bien sûr... mais c'est joli !...

  
II. ELEGANCE.

A Monsieur Simon, de Verviers ( + ) 
Vught, le 8 mars    1944.

Si vous' aimez le grand air ,la nature, 
la mer, l'azur, le vent, le sable et l'eau, 
si vous partez en villégiature 
pour Roosendaal, Moerdijk, Bréda, Venlo, 
portez, (sauf pour la nuit, c'est peu commode) 
ce « pyjama  »  qui vous tient lieu d'habit, 
zébré bleu-blanc — la rayure à la mode — 
il fait assez « Cayenne » ou « Biribi ».

Si, dans le camp vous restez en carafe,
si, casanier, aimant votre confort,
vous préférez « Philips » ou la « Luftwaffe »
pour le week-end, je vous conseille fort
ce complet clair (dépareillé, peut-être)
avec, sur les côtés du pantalon
comme au milieu du dos, une « fenêtre »,
petit hublot, fermé d'un rideau rond.

Ce cercle est un soleil de fantaisie...
Multicolore, il répand sa gaîtê
Sur nos haillons sevrés de poésie.
L'homme élégant devra toujours porter,
pour être « chic », trois plaques différentes :
écossais rouge et vert — crépon à fleurs —
fond canari semé d'œufs amarantes.
(Sauf sur la peau, la mode est aux couleurs !)

L'ennui, c'est qu'il faut coudre treize poches
quand il est dit qu'on n'en peut plus avoir,
puis en découdre treize, quand les Boches
décident qu'ils en ont assez de voir
cuillers, mouchoirs, et tout dans notre manche...
Puis en refermer douze, déconfit,
quand on publie à l'appel du dimanche,
qu'on en laisse une — et que cela suffit...

Troquez vos feutres  mous, vos melons, vos casquettes 
contre ces « Mùtzen » ronds, à l'ensemble assortis, 
Aux pieds, vous traînerez de sonores « claquettes », 
des galoches en bois, des sabots trop petits. 
Des bas ? — N'y pensez pas. Vous seriez trop baroques! 
Des lacets ? — Soif, mais... pour serrer vos pantalons. 
Vous serez, avec vos orteils fleuris de cloques, 
éclopés et boiteux ? — C'est ce que nous voulons.

 
III. SPORT.

Au docteur F., cause  involontaire 
de cette punition collective.
Vught (Block 19) le 10 mars 1944.

Un captif jeune est en train d'en rosser un vieux... 
Le médecin (nouveau venu) passe et s'indigne : 
« Vous — prisonnier — lui — prisonnier — Alors ? » Au mieux.
il traduit chaque mot par un geste ou un signe. 
Mais l'athlète a compris. Il dit : « Ich bin Schreiber. » 
(C'est le gratte-papier du chef du la baraque). 
« Alles ! hinaus ! Lausfschritt ! — Los ! Sport ! und du, blöder... »
et l'on nous fit marcher à grands coups de matraque. 
« Im gleichschritt ! Marsch ! Eins, zwo, drei, vier, eins, zwo, drei, vier... »
C'est ainsi que passa notre premier dimanche 
à tourner en courant tout autour du « Revier », 
pour punir le bon cœur du docteur... En revanche, 
étant d'une certain âge, il put rentrer au block, 
tandis que ses amis, innocents dans l'histoire,
 faisaient des « Linksum kehrt » à déchausser un roc. — 
On nous rendait déjà mûrs pour le crématoire.

   
IV. PREMIERE LETTRE.

A Closset, Neulens et autres disparus à qui 
je servais d'interprète-secrétaire pour les 
« seize  lignes »  bi-mensuelles.
K° Roosendaal, dimanche 12 mars 1944.

« Chérie. Enfin je puis t'envoyer cette page
en allemand (excuse-moi, mais c'est l'usage).
Me reconnaîtras-tu sous ces mots étrangers  ?
Mes pensers sont traduits, mais ne sont pas changés.
Si notre enfant est né (bïen portant, je l'espère),
il faut l'aimer pour deux —: et oublier son père.
Qu'il remplace en ton cœur l'absent, ce cher vaurien !
Pas de soucis pour moi. Ne vous privez de rien,
je mange en suffisance et me porte à merveille.
Comme à Sparte, on travaille en plein air, on s'éveille
avant l'aube, on chemine en chantant des airs gais,
on se couche en riant, heureux et fatigués.
Les amis sont gentils, je ne suis pas à plaindre.
Je passe mes loisirs à dessiner, à peindre.
Je reviendrai bientôt. — Attends-moi sans rancœur.
Baisers à tout le monde et, pour toi, tout mon cœur.»
... ... ... ... .. ... .. ... ... ... ... ... ... ... ... .. ... ... ... ...
(Le captif signe vite et, perdu dans les songes, 
relit en soupirant ses stoïques mensonges 
puis murmure, avec un soupçon de repentir :
«Moi qui t'avais juré de ne jamais mentir.»

 
V. « MUTZEN AB. »

A mon ami Toussaint  ( + ) de Spa. 
K.  L.  H.,  avril  1944.

Qui donc a dit que le Teuton  manquait d'humour
Il cherche à nous distraire,  il trouve, avec amour.
des jeux inattendus qui Frisent le génie
pour varier l'APPEL — sombre cérémonie ! —
(ainsi : des barbelés sur tous les cabinets...)
A l'ordre de : « Mùtzen ! », on touche ses bonnets.
Au commandement : « Ab », aussi fort qu'on le puisse,
ensemble, on les arrache en se tapant la cuisse.
... ... ... ... .. ... .. ... ... ... ... ... ... ... ... .. ... ... ... ...
Mais à partir d'avril, on sort le crâne nu... 
Pourtant, rien n'est changé dans le rite ingénu 
du salut solennel que nous devons aux boches. 
« Häftlinger ! Stillgestand' ! » (on claque des galoches). 
« Mützen ! »  (on met la main sur l'occiput tondu). 
« Ab ! »  (on frappe la  jambe avec le bras tendu.) 
On exécute en chœur la grotesque mimique. 
Trouver cela vexant ? Mais non ! c'est si comique !

  
VI. NOCTURNE.

A mes copains Jean Verlaine ( + ) et Marcel 
Chambaud ( + ), tués au bombardement de 
l'aérodrome.
Venlo, le  10 mai  1904

Ici, tu dois peiner sans dormir, prisonnier ! 
Sur la piste, un hangar d'avion sert de geôle. 
Chaque nuit fait gronder les cuirasses de tôle 
et les moteurs des Messerschmitt et des Dornier.

Chaque alerte est l'écho du jugement dernier
ou du raz-de-marée engloutissant le môle.
Sur la plaine, on entend sauter, à tour de rôle,
les bombes dont chacune ouvre un nouveau charnier.

La garnie est aux abris — mais nul danger de fuite : 
Nous sommes verrouillés dans la prison réduite 
en attendant la mort possible, dans le noir.

Ah ! terminer ce soir notre lente agonie
dans le sommeil sanglant d'un fumeux entonnoir !
Mais non ! — rien que tonnerre, éclairs, et INSOMNIE!

 
VII. SOIF.

Aux camarades Ant. Gabin et Marcel Adans, 
gendarmes à Verviers, morts au bagne.
En voyage, le 1er août 1944.

Nous sommes en « Transport » depuis lundi matin.
Rien à manger — rien à fumer — surtout (mâtin !).
rien à boire !... Un wagon à bestiaux sans latrine
pour plus de cent forçats — un plancher plein d'urine
un soleil tropical triplant la puanteur
et décuplant la soif qui croit avec lenteur .
Boire ! On voudrait lécher la sueur qui s'écoule.
Boire ! on voudrait pleurer,  pour qu'une larme roule
humecter notre lèvre... On ne salive pas.
Boire ! appel des damnés, avant-goût du trépas.
... ... ... ... .. ... .. ... ... ... ... ... ... ... ... .. ... ... ... ...
On étouffe  (un grillage obstruant la lucarne). 
On transpire, et sur nous, le ciel mauvais s'acharne, 
(griller vifs, en été, dans un caisson couvert — 
geler en wagon plat, auand il neige, en hiver...) 
Vers Postdam,  un orage éclate, et je recueille 
aux gouttières du toit, la pluie, sur une feuille 
de carton brun pliée er forme de chéneau. 
Puis, tour à tour, on vient téter les gouttes d'eau. 
Un malade en récolte un rien, dans sa gamelle . 
(A-t-il jamais sucé de plus douce mamelle ?)

  
VIII. BIENVENUE.

A mes compagnons disparus (de Sluse, Lupsin, 
Maréchal, Mélin, Nestkr, Nicolay, Remacle, 
Renson, Simons, Técheur, Xhayet etc.) qui en­
tendirent ce discours... mais hélas ! ne le répé­
teront point.

Oranienburg  (K. L. Sh.), le 3-8-44.

« Vous voici dans un camp de concentration 
allemand. — Comme moi, vous savez, je suppose, 
qu'on n'en sort pas vivant. Prêtez attention 
aux avis que le Lagerfùhrer vous propose...

Vous avez au pays, une femme, un enfant, 
une amie, une sœur, une maman — que sais-je ? 
Vous ne tes verrez plus. On ne sort pas vivant 
du Schutzhaftlager... (« Schutz » : c'est le Reich qu'on « protège »).

Vous êtes jeunes, tous — entre quinze et trente ans — 
Vous avez « résisté », poussés par quelques pleutres 
qui se moquent de vous en s'esquivant à temps... 
Vous vous exposez seuls, au lieu de rester neutres.

Il vous reste un moyen de revoir le pays :
racheter votre faute, en aidant nos polices
à dépister là-bas ceux qui vous ont trahis,
ceux qui vous ont perdus : vos chefs et vos complices...

Réfléchissez : la liberté, si c'est un oui — 
Sinon le crématoire... » et pourtant nul ne bouge
Le traître qui nous tient ce discours inouï, 
comme nous, porte un nombre et un triangle rouge.

 

   

IX. TRIANGLES.

A l'agent B. 13 de la ligne K. V.  10, 
mon ami Charles Breuer, mort à Belsen. 
K. L. Sh., le 4 août  1944.

VERT : c'est Le « Droit commun » — voleur ou criminel 
bandit, fattx-monnayeiir,  incestueux, lubriqiue... 
Comme il est Allemand, on lui donne un trique —
 il peut nous battre à mort... et aller au Bordel.

NOIR : c'est l' « Asocial » — vagabond, réftactaire, 
trafiquant, inventeur du verbe « organisier », 
Allemand et voleur commue un « cerf ». — A choisir, 
je préfère un escarpe un peu moins terre-à-terre.

MAUVE : « Bibelforscher »   (zélateur de la Bible ), 
objecteur de conscience et « Témoin de Jahweh », 
candide, illuminé, parfois bien élevé, 
mais Allemand dans ce qu'il a de plus lisible.

ROSE : « Homosexuel » — Vice rare, dit-on... 
Pourtant, des « verts », des « noirs », boches de toute caste
pratiquent, dans le camp, le sport de pédéraste 
sans porter pour cela l'insigne du giton.

Je passe sur tous les succédanés du  JAUNE, 
(angle, étoile avec rouge, ou sans, plaaue au manteau), 
juifs et romanichels, la Puszta. le Ghetto, 
la crasse pittoresque et la grouillante: faune.

C'est parmi ces milliers d'authentiques bandits 
qu'ont dû vivre, et souffrir, et mourir, seuls, au bagne, 
ceux qui voulaient sauver le monde — et l'Allemagne — 
les ennemis d'Hitler et des SS maudits

arrêtés pour activité patriotique  :
tous les tueurs, les maquisards, les partisans,
les espions, les saboteurs, les résistants...
ROUGE est leur écusson : « Prisonnier politique ».

Rouge, c'est : « Honte au front de qui nous ont trahis ». 
Rouge, c'est le brasier qui détruira la Prusse
Rouge, c'est le drapeau de notre allié russe, 
Rouge, c'est notre sang versé pour le pays.

 
X. DIMANCHE.

A mon ami Paul Renson  (+) de Spa.
Liegnitz  (a/Spree), le 5 août 1944.

Il est pour le forçat des grâces inconnues
et des plaisirs furtifs, discrets et consolants...
Pourtant le bagne est dur pour ces spectres branlants
et surtout ce dimanche aux cent déconvenues
où l'on peine, alors que les copains ont « repos » —
(Douze heures, à vider deux chalands. — Ces Kapos
qui vous lancent au fleuve avec votre brouette
pour s'amuser — puis ces briques coupant les mains,
ces dos brûlés, ces coups de chicotte inhumains,
cette soif de damnés, ce « Schieber » qui vous fouette...)
Mais que sont ces ennuis auprès du clair été,
la marche vers l'aurore et le songe enchanté,
l'or du levant poudrant le bleu des avenues,
les marronniers, dans un contre-jour virginal,
découpant la splendeur du brouillard matinal.
Il est pour le forçat des grâces inconnues...
Puis, pour le peintre encor (souvenir d'atelier),
un spectacle de « nu » qui lui fut familier
mais que l'internement a rendu plus que rare.
(A part quand, seul au bain, les «femmes» m'ont surpris.
— il y a bien cinq mois — mon œil a désappris 
à contempler des chairs pâles comime un Carrare). 
Mais aujourd'hui, cinq août, c'est pis qu'un music-hall 
ou d'un rêve erotique excité par l'alcool : 
nous avons vu, sur l'autre rive de la Sprêe
des captives  (au camp des usines « Auer ») 
passer l'appel devant les blocs, puis, en plein air,
se dévêtir, dans la lumière diaprée...
Deux cents femmes au moins se muant en Vénus,
marbres vivants, dorant au soleil leurs seins nus
puis... passant des jupons lignés de détenues.
Hygiène ou candeur, qui sait ?... j'ai profité
du bienfaisant rayon de votre nudité.
Il est, pour le forçat, des grâces inconnues.
Puis, l'alerte, à midi, les bombardiers d'argent
(huit cents), striant l'azur de leur vol convergent,
les tonnes d'explosif dégringolant des nues,
la vengeance du ciel démolissant Berlin
et l'épouvante aplatissant le fridolin.
(Il est, pour le forçat des grâces inconnues).

 
XI. FENETRE.

Au regretté André Servais   de Verviers. 
Bagne de Küstrin, le 16-10-44.

Bien avant l'aube, en rangs, au pas, cernés de gardes,
nous marchons lourdement, les prunelles hagardes,
roulant dans nos cerveaux abrutis de captifs
des avortons de rêve et des désirs furtifs,
des souvenirs confus de Provence et d'Espagne
et des noms effacés par de longs mois de bagne.
Et nous marchons, pâlis par la bise et la faim,
sur ce chemin glacial, dans ce brouillard sans fin,
dans ce « feldgrau » maudit qui, parfois, s'illumine,
là-bas, sous les tilleuls, au mur d'une chaumière,
d'un carré d'or... Splendeur ! Tout se change en palais :
un long bras nu de femme écartant les volets,
un coin d'intimité, de tiédeur, de lumière,
une idylle peut-être  (« un cœur, une chaumière »)
un pudique bonheur se cachant avec soin,
un peu de cette PAIX dont j'aurais tant besoin...
Dans nos cœurs de forçats éclate une fanfare
et nous te regardons, comme on contemple un phare.
fenêtre ouverte sur la VIE — étoile d'or
pour ceux qui sont dans l'antichambre de la mort.

  
XII. CHANSON.

Parodie des « Gas de la Marine »
Aux Oloronnais de la chorale de Kiistrin, morts
en Allemagne.
Novembre 1944.

Refrain,

C'est nous, les bagnards de Küstrine. 
Quand on est zébré de bleu, 
on n'a jamais mal aux ch'veux. 
On gueule, et nous courbons l'échiné. 
Ça dur'ra ce qu'ça dur'ra,
              On ne  s'en fait pas,
              On les aura.

Quand le cafard nous turlupine, 
on fume un coup de « Mahorka » — 
C'est nous, les bagnards de Kùstrine, 
des plus p'tits jusqu'aux plus grands. 
Français, Belg's, Russ's, Tchèqus et All'mands.

Quand on est au boulot, 
dès l'aube, au Kommando, 
rien n'est meilleur au monde, 
c'est l'métier le plus beau (bis) 
Nous patientons encor, 
espérant que — dehors — 
nos brunes et nos blondes 
nous gardent leurs trésors (bis) 
Nous n'avons plus le droit 
de revoir notre toit,
mais pourquoi vivre en quartier 
quand on a le... bloc entier.

Ici, on est gâté :
jus, navets et pâté,
poux, cafards et punaises,
on en reste épaté  (bis)
Et puis, c'est chic mon vieux,
un samedi sur deux,
c'est la  semaine... « anglaise »
Où peut-on être mieux (bis)
On garde, en général,
un merveilleux moral
car, pour le prochain été
ce sera : la liberté !...

   
XIII. KUSTRIN.

Chœur à deux voix 
importé de Compiègne.

1

De tous les coins de France, 
nous sommes arrivés — 
Arrêtés par malchance 
nous voilà prisonniers. 
Plus d'un se désespère 
et se fait du souci... 
Pour oublier notre misère, 
mes bons amis, chantons ceci

Refrain

A Küstrin, à Küstrin, 
dans ce camp partout cerné
        de barbelés, 
à Küstrin, à Küstrin, 
nous avons pour tous décors
        des miradors, 
à Küstrin, à Küstrin, 
du matin jusqu'au soir 
on vit dans l'espoir. 
Aussi le moral est bon 
car bientôt nous sortirons
        de Kûstrin.

Dans ce lieu d'infortune,
jamais nous ne voyons
de blondes ni de brunes
mais nous nous en passons.
A défaut de sirènes
aux cheveux ondulés,
dans le camp, toute la semaine,
nous apercevons  les... «  Frisés ».

  
XIV. NOËL

A ma femme, terrée à Stavelot pendant les 
massacres de von Runstedt, et que je ne rever-
rai peut-être jamais.

CHŒUR

En ce dernier Noël d'exil,
pensons à notre douce France...
Hélas, amis,  quand viendrait-il
le printemps de la délivrance ?
Pour oublier notre souffrance,
chantons le gai soleil d'avril...           ',

Chantons, amis, la vie est belle 
malgré l'exil et la prison... 
Nous puiserons vigueur nouvelle 
dans la joie et dans la chanson.

Chantons le clair pays lointain 
où sur nous veille une âme tendre. 
Chantons celle, qui, le matin, 
veut se parer pour nous attendre. 
Chantons, pour qu'elle puisse 
entendra notre espoir d'un retour certain...

Chantons la lumière des deux
qui brille sur nous et sur elle...
Chantons le soir silencieux
qui fait rêver à notre belle...
Chantons la saveur éternelle
de nos baisers délicieux...

Chantons ceux qui, sans lâcheté,
luttent pour briser nos entraves.
Chantons la jeune humanité
qui combat les marchands d'esclaves.
Chantons ceux oui sont morts en braves
pour nous rendre la liberté...             ,

Chantons, amis, la vie est belle 
malgré l'exil et la prison... 
Nous puiserons vigueur nouvelle 
dans la joie et dans la chanson.

SOLISTE

C'était vraiment très beau, ce chœur qui se termine... 
A vous entendre, amis, notre camp s'illumine 
d'un éclair de courage et de tenace espoir... 
La liberté — la paix — nous pourrons les revoir 
car nous gardons intacte une amitié touchante... 
On ne peut oublier votre voix qui nous chante : 
« En ce dernier Noël d'exil... Noël d'exil ! 
Le printemps de la délivrance : Avril ! Avril !... » 
Mais plus loin, au delà des barbelés des bagnes, 
le monde entier, dans les cités et les campagnes 
célèbre aussi Noël — Il faut en profiter... 
Aux fêtes du dehors, je veux vous inviter. 
Oui, malgré cette guerre et votre vie immonde, 
Nous pourrons nous unir au vaste chant du monde 
car j'ai reçu pour vous ce petit anvareil 
qui vous fera passer un Noël sans pareil. 
Grâce à la Radio , les portes sont ouvertes ! 
Notre esprit peut errer sur les collines vertes 
et sur les bords fleuris des beaux lacs italiens. 
Les canaux de Hollande et les fjords  norvégiens 
peuvent être le but de quelque promenade. 
On ne peut concevoir Naples sans sérénade, 
Odessa sans gopak, Madrid sans fandango, 
Budapest sans czardas, et Paris sans tango. 
Parcourons notre Europe, évadons-nous du bagne, 
écoutons les Noëls d'Àlsac et de Bretagne,
écoutons l'hosannah des pieux carillons, 
écoutons les échos des joyeux réveillons...

  — La  radio joue des airs populaires russes, polonais grecs,
      wallons, français, puis le captif ému l'éteint...) 

Assez ! toutes ces voix me font tourner la tête.
Cela fait mal d'entendre éclater cette fête
quand la guerre et l'exil me couvrent d'un linceul
qui m'isole et me laisse inquiet, triste et seul...
Non ce qu'il me faudrait par ce jour de décembre,
c'est recréer l'intimité de notre chambre,
la voix de ma très chère au sourire éternel1,
la voix de mes enfants chantant un gai Noël,
la voix de la maison vibrant de longs murmures,
la voix du vent courbant les prochaines ramures,
la voix d,e mon aurore et la voix de ma nuit,
la voix que j'aime — et que je cherche — et Qui me fuit...
Non ! j'aurai beau chercher,  l'appareil insensible
ne m apportera pas le message impossible,
les mots d'amour dont l'accent d'or me remuait...
Vainement, j'interroge, et le poste est muet...
N y aurait-il donc point, dans le secret des ondes,
un effluve ébranlant nos antennes profondes,
une correspondance allant du cœur au cœur ?...
Veux-tu donc me laisser, seul avec ma rancœur,
en cette fête du foyer, de la famille,
ô femme qui m'attends près du feu qui pétille,
femme chérie, absente en ce jour solennel,
femme adorée, et toujours sourde à mon appel ?...

ELLE

Mon grand chéri ! Vraiment ? tu pleures ?
Pourtant je ne pense qu'à toi
et je t'attends sous notre toit
pour te faire oublier ces heures
et ces semaines et ces mois
d'exil pénible en Allemagne...
Tu te crois solitaire, au bagne,
mais je t'écoute — et je te vois...

LUI

C'est Elle ! c'est sa voix qui me répond de France... 
C'est Elle ! un [eu de joie emporte ma souffrance... 
C'est Toi, ma douce enfant, mon amour, mon trésor, 
mon ange de Noël et mon étoile d'or...

ELLE

En cette triste fin de guérie,
nos enfants seraient bien heureux
de te voir partager leurs jeux
comme tu le faisais naguère...
Tu les comblais de chocolat
et de cadeaux — mais cette année,
Noël a fui la cheminée
car petit Père n'est vas là.

LUI

Pauvres petits ! Pourquoi sont-ils aussi victimes ? 
Le monde est fou ! L'enfant doit payer pour les crimes 
des fauteurs de la guerre et de ses cruautés... 
Si je reviens, bambins, que vous serez gâtés !...

ELLE

Tu ne peux même pas m'écrire
et je n'attends plus le facteur.
Il ne reste que la lenteur
des jours  et des nuits — quel marture  !
Que tu dois être malheureux,
mon pauvre grand ! la solitude
vient nourrir mon inquiétude...
Ton mal rend mon cœur douloureux...

LUI

Non ! c'est assez pour toi de vivre en demi-veuve.
Pas de souci pour moi ! Qu'il gèle, neige ou pkuve,
les prisonniers sauront endurer, le front haut,
en vrais Français, leur sort — et tenir, comme il faut.
Tiens, tu vas les entendre entonner, l'âme en fête,
les refrains du pays qui bravent la défaite...
Tu verras qu'en ce camp qui te semble un enfer,
les captifs de chez nous ont un moral de fer !...

ELLE

Bravo ! Par ces moments si graves,
je frémis de joie, à savoir
que vous marchez dans le devoir,
le rire au yeux, comme des braves...
A tes amis si courageux,
fait part des vœux et des pensées
des mamans, sœurs et fiancées...
Les Françaises sont fières d'eux !

LUI

En avant mes amis ! La vie est la plus forte ! 
Ranimons en chantant la flamme presque morte. 
L'amour veille sur nous... Le mot d'ordre est lancé : 
« Place à la joie ! » Le gai Noël peut commencer !...

CHŒUR

Chantons amis, la vie est belle 
Malgré l'exil et la prison... 
Nous puiserons vigueur nouvelle 
dans la joie et dans la chanson.

(Première audition avec solistes et chœurs, à Kiistrin, 
le lundi 25 décembre 1944 à 14 heures. — Musique et 
decors de l'auteur)

  

IV. L'ENFER.

K. L. Falkenhagen   (Briesen)
K. L. Sachsenhausen   (Oranienb.) Bl. 63  — N°  88.763 
K. L. Buchenwald  (Weimar) Nr 2.985. Blocs 56 (Petit Camp), 49 et 42.

  
I. PORTES.

Lectures morales pour forçats. 
« Lasciate ogni speranza, voi qu'entrate.  »
(Dante,  Inferno, III, 9).

SACHSENHAUSEN. — Sous l'horloge
est écrit : « Schutzhaftlager » 
(Camp de Sûreté). — J'y loge 
dès ce soir... Un mot blagueur 
m'a fait perdre de l'équilibre ; 
j'ai lu, sur la grille : « Arbeit 
macht frei » (Le travail rend... LIBRE!) 
« Es gibt ein Weg zur Freiheit, 
(Un chemin mène à la... fuite) 
Seine Meilensteine sind : 
Arbeit... » et ainsi de suite. 
(Los ! los ! los ! du Menschenkind !) 
Les blocs font une sentence, 
un mot sur chaque pignon. 
Mais ce home a sa... potence. 
Je te plains, mon cher Mignon.

K. L. Sh.   2-8-44 et 1-2-45.

  
II. CONCENTRES.

Aux Kollaborateurs et amis de 
l'ordre nouveau, avec mes vœux 
de longue vie et d'heureuse 
vieillesse.

A. BOCHES

I

Les mamans, l'exil hostile, 
rappellent leurs petits 
quand nous passons en ville 
et grognent : « Les bandits !

II

L'ami du fusillé nettoie, 
le cœur malade, 
le sang déjà caillé. — 
L'S S rit : « Marmelade ? »

III

Un moribond s'affale... 
« Assez ! tuez-moi donc .'... — 
Tu n'en vaux pas la balle » 
dit l'S S de Breendonck-

IV

Un Oberscharführer 
dont la Bochie est fière : 
l'SS Georges HUBER 
de Munich  (en Bavière).

V

C'est Paul, un soir, qu'ils pendent. 
Pour nous faire enrager, 
plus tard, ils nous demandent : 
« Wo, Kamerad ?... Congé ? »

VI

Youp, le Kapo du four, 
la brute aux jambes tories, dansait, 
faisait l'amour 
avec le corps des mortes /...

VII

Ce père de famille
si fier d'être Allemand
a violé sa fille...
Beau compagnon, vraiment !

  

B. BOX

I

A seize, en tête-bêche
dans un  « box »  fait pour... six.
dont le plafond empêche
de rester même assis.

II

Ce box n'a qu'un accès. 
Je  franchis, quand j'y  rentre, 
dix Russes, trois Français, 
en ramnant sur le ventre.

III

Quelle est cette purée
qui descend du plafond ?
Urine ? ou diarrhée ?
les deux ? — Qu'importe au fond.

IV

Couché dans ce clapier, 
je me tords de migraine. 
J'ai sur l'épaule, un pied 
tout pourri de grangrène.

V

Dans notre niche à seize 
onze tuberculeux, 
un fou, miné d'ascèse, 
un mort, et trois galeux.

VI

Simple, la chasteté, 
(la faim nous vient en aide !) 
Fritz seuls ont imité 
Onan ou... Ganymède.

VII

On mange sans cuillère 
à même un seul bassin 
pour la rangée entière — 
C'est commode... et c'est sain !
  

C. BOTTES

I

Au naïf qui demande : 
«  Transport ? Nach Haus ? » — Sehr bald !
dit la brute allemande... 
(C'était pour... Buchenwald !)

II

Epuisés à l'extrême, 
obligés de courir 
jusqu'à jouir à même 
sa culotte — et mourir.

III

Au bain. — Du Lysol pur
sur un ulcère aux couitles !...
Le vieux s'adosse au mur.
« Crève donc, plat de nouilles ! »

IV

Soupçonnés d'anarchie,
au lieu d'être pendus :
« Jambes  demi-fléchies,
une heure ! — et bras tendus.

V

Cet air trop distingué 
des bagnards à lunettes, 
on s'en venge — et c'est gai 
pour ces brutes parfaites...

« Dein Beruf ? Magistrat.
Ha ! ha ! Und du ? — Dentiste.
Ha ! ha ! — Sculpteur. — Ha ! ha !
und du ? — Rédemptoriste. »

L'SS au lourd gourdin 
qui nargue ses esclaves 
n'est-il pas, le gredin, 
de la « Race des Braves » ?

D.  BLOCK

I

Accueil plein de tendresse : 
« Nahme ? Beruf ? Wohnort 
« Wohnort ! oui ton adresse, 
pour annoncer ta mort »

II

« Dein Beruf ? — Kunstmaler. — 
Artiste'peintre ! Un air de 
empoté de malheur !... 
Tu videras la merde. »

IV

« Papa meurt au soixante. 
Puis-je le voir encor ? — 
A quoi bon ? — Que je tente 
d'arracher ses dents d'or... »

IV

« Ici, c'est la Noël  
tout le long de l'année... 
Qui veut monter au ciel 
sort par... la cheminée. »

V

Ta mort ? L'S S s'en fiche... 
Quand froid, faim, coups, rancœur 
t'ont tué, sur ta fiche 
on porte : « Arrêt du cœur ».

VI

« C'est ma place, pardon !... » 
dit un vieux qui veut boire — 
Un Ukrainien répond : 
«  Ta place !... Au crématoire !...»

VII

Un malade agonise, 
grelottant (au mois d'août !...) 
Le chef de block l'avise, 
gueulant : « Noch nicht kaput ?

    

    
III. NUDISME.

A mes « modèles » français Cantegris,
Marais, Tiberville, etc., morts à Ohrdruf.
Buchenwald, le 7 février 1945.

« Los ! Entkleiden ! Allons tout nus ! »
Bien vite, on quitte ses rayures
et... ses chers objets  bien connus.
Souvenirs ? Quoi ? — Des balayures !...
Les corps ont peine à se tenir...
Des passages de Baudelaire
(surtout : « J'aime le souvenir... »)
chantent ce « nu » spectaculaire.
Je contemvle mes compagnons
et d'épouillage — et d'infortune...
Ils ne sont guère tous mignons !
(Ce charnier vivant m'importune).
Des  minces, beaux  comme des dieux,
des maigres, sans ligne ni forme,
des spectres osseux, et des vieux...
(Les « gros » ont un autre uniforme).
Serré contre un fiévreux rotant
(c'est répugnant, je le confesse),
je sens son pénis grelottant
qui vient me chatouiller la fesse.
J'aimerais mieux claquer de froid,
rester à part, coûte que coûte,
éviter le contact étroit
de ces tiédeurs oui me dégoûtent !...
Enfin, je suis dans le premier
peloton, qui franchit la porte...
Un boche, espèce d'infirmier,
nous tâte...  (Le diable l'emporte !)
Pas d'or ? d'anneau ? de diamant ?
Rien dans les mains ? rien dans la bouche ?
rien dans le ...? (oui parfaitement)
Los ! au coiffeur, puis à la douche.
Au sous-sol, douze figaros
amateurs, avec leur tondeuse
qui nous écorche  (Ah ! les bourreaux !),
nous font une tête hideuse.
Pendant qu'on épile la peau
de ma secrète anatomie,
je pivote sur l'escabeau,
modèle nu d'académie !
Près de la porte, un aboyeur
m'examine, et quned il réclame
je cours me soumettre à la lame.
Dans les couloirs, dans l'escalier,
nu comme un ver, (on le suppose),
je me bats les flancs.  — Au palier,
je rejoins le cortège rose.
Nous passons un hall allongé,
tout embué, comme une étuve.
L'un après l'autre, il faut plonger,
tête y compris, dans une cuve,
(l'ulcéreux comme le corps sain).
Pouah ! Cela sent l'ammoniaque...
Les yeux brûlent. — Quel « médecin »
trouvai ce jeu démoniaque ?
Puis, à deux cents, sur ce pavé
(qui sert, dit-on, aux asphyxies)
nous avons tout, pour nous laver,
sauf... du savon et des essuie.
Pour se sécher, on peut courir
dans les courants d'air, ou se battre,
ou bien se coucher... pour mourir.
(Dans ce coin, j'en vois déjà quatre).
Un des deux vieux, avec leur seaux
de Lysol, me barbouille aisselles
et... tout, à grands coups de pinceau.
(ce qu'on en voit, des étincelles !...)
Au moment même,  c'est bien  frais —
un quart d'heure après, les « chatouilles » —
ensuite, on se croirait châtrés !
« Satan  vous rissolle les couilles  »,
me disait mon copain Millier
en contractant l'ulcère aux bourses.
Ah ! l'hygiène chez Hitler !
venez juger, c'en vaut la course...
Après, attendre une heure... ou trois
pour ses vêtements... ou des autres.
Les survivants pourront, je crois,
remercier les Saints Apôtres
et leurs gardiens du Paradis
car ils ont vraiment des peaux dures.
Voilà comment, chez nos bandits
d'SS, on s'entraîne aux froidures.
Vivre nu ! Cela doit être un
Eden, sur la plage, en Floride...
oui — mais après trois jours à jeun,
après un « Transport » homicide,
en plein vent, début février, 
vouloir singer Adam et Eve, 
c'est un sport une peu...meurtrier ! 
Mais la consigne est : « MARCHE OU CREVE ! »

 

     

IV. MORTS.

A Alfred Martin  (+)qui me confiait 
ses projets de « bon-vivant »
Buchenwald, le 15 février 1945.

Cadavres entassés tout nus devant le bloc,
qui vous salue encor ? On gagne un cœur de roc
dans cet enfer maudit des sombres  « quarantaines »,
enfer plus dur que les géhennes incertaines,
enfer d'avant la mort, enfer du « Petit Camp »
qui fait douter de Dieu, mais fait croire à Satan.
Cadavres entassés dans la neige et la fange,
qui vous salue encore ? On marche, on crie, on mange,
on gratte ses sabots sur vos longs membres nus. —
Cependant, vous « viviez », vous, maigres inconnus,
vous aviez un pays, un nom, une famille,
une mère, une sœur, une femme, une fille...
Cadavres entassés avant d'aller au four,
qui vous salue encore ?... Où donc a fui l'amour
qui réchauffait vos yeux vitreux, vos mains verdies.
Vous  êtes laids, tondus, osseux, les chairs raidies,
obscènes, comme, au lit, des amants épuisés...
Dormez-vous ? Souffrez vous ? — Vous semblez apaisés...
Cadavres entassés, monceaux de corps sans vie, 
JE vous salue encore... Au fond, je vous ENVIE

    
V. DOUCEURS.

A mon très cher Jean Remacle,  le 
doux  peintre-sculpteur Elcamer, mort là-bas. 
Buchenwald, le 20 février 1945.

Qui dira le parfum des choses finissantes ?
Qui, mieux que le bagnard couché sur son grabat
et fumant — en cachette — un restant de tabac
en chassant de la main les spires bleuissantes...
Saveur intense, et déjà lourde de regret,
décuplée à se prendre en hâte... et en secret,
centuplée en pensant qu'elle achève la trame...
Qui dira la douceur de l'ultime baiser
que l'aimée eut le temps, tout juste, de poser
sur ma pâleur, quand je partis, la nuit du drame :
la Gestapo — la fouille au fusil mitrailleur —
la capture sans gloire — et le salut railleur
du Feldgendarme, en remarquant ma femme enceinte...
Riez ! je ne verrai pas mon premier enfant —
Riez ! elle réprime un sanglot étouffant —
Riez ! brutes sans nom — Riez ! c'est une sainte
que je n'ai jamais tant adorée autrefois
qu'en l'embrassant ainsi pour la DERNIERE FOIS.
Qui dira le parfum des choses finissantes ?...
Emmené, garrotté par un  lourd Feldwebel,
battu, j'échoue au bagne, N. N. (Nacht und Nebel)
pour y crever tout seul, loin des mains bénissantes.
La faim, le froid, les coups, les morsures des chiens,
appels, travaux forcés, S S, Kapos, gardiens,
bombardements, transports, mort lente et crématoires,
les jours, nus dans la neige, esclaves délirants,
les nuits, parmi les poux, les morts et les mourants,
chambre à gaz, pendaisons, gibets expiatoires,
les moribonds osseux, les râles qu'on entend
et tout ce qu'on ignore encore — ET QU'ON ATTEND
Mêlés aux meurtriers, aux juifs, aux pédérastes, 
on achève un vieillard pour voler son croûton, 
on mange du CADAVRE HUMAIN (le croira-t-on ?) 
Ici, plus de pays, de sectes ni de castes : 
aujourd'hui, numéro — demain, cendres sans nom... 
Il reste quelques jours à vivre... ET C'EST SI BON !... 
Ciel de Thuringe — azur — collines jaunissantes — 
ombres de Bach, de Goethe — amour du Beau —Soleil —
dernier espoir — dernier tabac — dernier sommeil 
Qui dira le parfum des choses finissantes ?

 
VI. FOUS.

A mon ami F. Zakis, poète letton  ( + )
Buchenwald, le 22 février 1945.

Un bagnard, au Revier, pleurant son  impotence,
miné par les soucis, dévoré par l'ennui,
obsédé par la peur d'aller à la potence,
sans attendre son tour, s'est pendu cette nuit.
Neurasthénie oui non,  ça n'a pas d'importance :
il s'est pendu quand même — Enfin, chacun son goût
mais... êtes-vous bien sûrs qu'il fût tout à fait fou ?

Un bagnard dont plus d'un dans le bloc se méfie
pour son mutisme obtus, ses tics inquiétants,
se consacre à tracer, (ce qui nous stupéfie)
d'invisibles écrits. Il passe tout son temps
à dessiner cette occulte calligraphie
après... DOUZE ANS de bagne — Enfin, chacun
son goût mais... êtes-vous bien sûrs au il soit tout à fait fou ?

Un bagnard (fin gourmet) fait la chasse aux recettes... 
Un autre — à quarante ans — crie après sa maman... 
Un affamé troqua sa paire de chaussettes
contre du dentifrice, et se mit goulûment
à l'avaler... Un drôle, imitant les ascètes,
bénit son « Purgatoire » ! — Enfin, chacun son goût
mais... êtes-vous bien sûrs ou'il soit tout à fait fou ?

Un bagnard (et c'est moi !) s'exalte — et s'ingénie
à tirer de l'Enfer un nauon de bonheur...
Il griffonne en cachette, usé par l'insomnie,
le final de son « Quatuor en ut mineur »
nostalgique et candide... On rit de sa « manie »
d'assembler des accords — Enfin, chacun son goût
Mais êtes-vous bien sûrs aue je sois vraiment fou .

  
VII. APPEL

Aux treize amis français de Kùstrin, morts ici. 
Buchenwald le 23 février 1945.

On est là, sans bouger, depuis près de quatre heures. 
On attend dans la boue, alignés dix par dix. 
Il fait noir — il fait froid — mais des raisons majeures 
empêchent de rentrer sous toit... De profundis.

Un vieux  (dysenterie)  est venu sans culotte. 
Mon voisin (on vola ses sabots) est pieds nus. 
On est en février, on a faim, on grelotte 
et nos genoux sont pris de branles inconnus.

Debout, en rangs, on fait ses besoins sans vergogne. 
On patauge dans un cloaque d'excréments. 
On sent les os brûlés, les relents de charogne 
et... ce parfum nouveau n'est pas sans agréments.

Un malade est tombé (— dont coût : gifle et matraque). 
On attend le Fùhrer du block cinquante-six. 
Le « Grand Camp » peut rentrer — Seule notre baraque 
piétine — et dans son box, l'ältester est... assis.

On attend — tous les soirs un peu plus — et ça dure ! 
Je regarde les mal-portants, les amochés, 
les cadavres du jour jetés sur la bordure... 
Mais les morts ont bien plus de chance : ils sont COUCHES !

  
VIII. PANTOUM TRIVIAL.

A ma petite Annie (si elle vit encore) 
pour le premier anniversaire de notre enfant.
Buchenwald, le 26 février 1945.

Je te plains, mon vieux Mignon ! 
Ils t'ont réduit au servage, 
tu croupis comme un sauvage, 
emmerdé par le guignon...

Ils t'ont réduit au servage — 
Tu grignotes ton quignon ; 
emmerdé par le guignon, 
tu n'as qu'un amer breuvage...

Tu grignotes ton quignon 
(le pain sur de l'esclavage). 
Tu n'as qu'un amer breuvage, 
un box noir sans lumignon,

le pain sur de l'esclavage juteux 
comme un champignon, 
un box noir sans lumignon 
et l'angoisse du veuvage...

Juteux comme un champignon, 
ton cœur connaît le ravage 
et l angoisse du veuvage... 
Je te plains, mon vieux Mignon!

 
IX. FILLES.

A mon cher Henri Botte, au nom réjouissant, 
évocateur de truculentes sorties.
Buchenwald, le  28 mars  1945.

Après avoir quitté mon camarade Henri,
j'ai rencontré, faisant sa courte promenade
guidé par un S S terreux, au teint malade,
le « Pouf » de Buchenwald... et l'on m'a dit : « Chéri ! »

Le Pouf ? — c'est... le Harem, le temple d'Aphrodite, 
le... Bordel (pour prendre un terme international). 
J'ai toujours détesté le triste amour vénal, 
le couchage « à la carte » et sa stupre maudite.

Pourtant j'ai ressenti, par ce soir de printemps 
une étrange tendresse en  ma chair rajeunie 
pour ces filles de joie, (de « joie » ! quelle ironie !) 
captives pour captifs, esclaves de vingt ans...

Oh ! ce n'est pas pour nous... Ont seuls droit à leurs charmes
les Germains « prominents », les Kapos bien nourris, 
payant un mark cinquante au gardien des houris 
et servant le Grand Reich en jouant aux gendarmes.

Non ! ce n'est pas pour moi... Mais aux yeux d'un bagnard
qui « fut » artiste-peintre, une robe à fleurettes, 
un corps svelte, un sourire et l'œil clair des lorettes, 
c'est un coin de Beauté, de Dieu, de Ciel et d'Art.

J'oublie, en vous  voyant,  vos usages sordides. 
Vous êtes, malgré vous, notre instinct triomphant,
la Femme-idole
, amante et mère, aux yeux d'enfant, 
la Femme au cœur de miel, la Femme aux chairs splendides.

Dans ce bagne viril où j'aurai tant souffert, 
je sème sur les pas des jeunes inconnues 
des regards de pitié pour ces martyres nues — 
de gratitude aussi pour ces fleurs... de l'Enfer.

    
X. MALADES.

Au  camarade Mélin mort des suites de son 
passage  à Buchenwald.
K. L. B., le 1-4-1945.

Tu sus bien manœuvrer, sinistre Gestapo .!... 
Travaux forcés, pendant des mois et des années .!.. 
Même si tes SS nous laissaient notre peau, 
nous serions à jamais des ombres condamnées.

Si brusquement la Paix nous délivrait vivants 
(bien qu'on ait décidé notre massacre au bagne), 
nous n'aurions pas de médecins assez savants 
pour guérir les mourants qui fuiront l'Allemagne.

On ne résiste pus aux dents du laminoir ! 
Les plus faibles sont morts, les plus forts sont malades. 
Des squelettes boiteux rampent dans le box noir 
parmi les cris, les pugilats, les bousculades...

Si l'on nous sauve à temps des tueurs furibonds, 
reverrons-nous  «vraiment» le foyer, le bien-être ?... 
Nous serons tous des revenants, des moribonds, 
des épaves que nul ne voudra reconnaître.

Arrachés de justesse au Krematorium,
rescapés d'un enfer à la gueule brûlante,
nous irons nous éteindre au Sanatorium...
Bref, après comme avant, c'est toujours la «Mort lente».

 
XI. PANCARTE.

appendue au  Krematorium        
« Nicht ekele Wùrme soll mein Leib ernähren. 
Die reine  Flamme,  die soll ihn verzehren, 
Ich liebe stets die Wärme und das Licht. 
Denn verbrennt und begrabt mich nicht. »

« Non ! mon Corps ne doit point nourrir des vers sordides
Je préfère l'ardeur et les clartés splendides 
du Feu purifiant qui doit me consumer... 
Incinérez-moi donc, au lieu de m'inhumer, »

(Chers Allemands, pétris de foi métaphysique, 
qui cultivez l'atroce au son de la musique,
 puissiez'vous tous brûler ici ! — Pas de milieu ! 
Brûler tous, morts ou vifs ! — Sinon, Dieu n'est pas Dieu !)

 
XII. BOURRASQUE.

Au peintre français André Casse, parti trop 
tôt... En souvenir du mercredi 11 avril 1945, 
le « dernier jour de Buchenwald. »

Onze avril mil neuf cent quarante-cinq... Déroute !
La Police à Weimar aurait téléphoné
que tout captif au camp serait exterminé,
(les partants pouvant être achevés sur la route...)

Squelettes affamés rampant pour une croûte, 
votre martyre ignoble est presque terminé : 
mourir .'... Quand tout-à-coup, l' « Alarm Drei » a sonné 
« Panzerspitsen » — Déjà des rafales froufoutent,

l'émeute en armes fonce à chaque mirador,
un bombardier grondant plonge comme un condor,
des chars ont débouché, près de l'Infirmerie...

Drapeaux blancs ! Délivrance .'... Ils l'ont bien mérité
les « vingt mille », échappés à cette boucherie,
nés — le jour de leur mort — nés... à la LIBERTE !

  

V. LA PAIX.

Buchenwald (Weimar). Bloc 42. 
Fliegerhorst Nora (Weimar). Bloc 10. 
Sanatorium de B., chambre 21.

I. LE MIE PRIGIONI.

A Em. Vernand, qui  me félicitait  pour  
mon triste  « record ».
Buchenwald, le 13 avril 1945

Nous voici libérés, et c'est la Paix , ou presque... 
Je revois mes exils passer comme une fresque : 
« Capturé sur  la Lys ,  au combat, près d'Oyghem — 
Audenarde (en prison), venant de Waereghem — 
Ninove et Hal, et Wavre, et d'autres que j'oublie — 
Maastricht — Oflag VI A  (Soëst, en   Wesphalie) — 
Tiborlager — Prenzlau — Juliusburg — Görlitz — 
puis deux ans au pays à chicaner les Fritz — 
Verviers, la Gestapo qui refait parler d'elle — 
Prison Saint-Léonard, à Liège,  et Citadelle — 
Vught — Roosendaal — Venlo — Sachsenhausen (Berlin) -
Küstrin — Falkenhagen — enfin, le plus vilain : 
BUCHENWALD, près duquel la Mort paraît légère. 
Sans détours, avouez que vraiment... j'exagère !

  
II. PIEUSE EPITAPHE.

Variations sur le « P » de Patience. 
Dans Buchenwald  libéré du 11au 25 
avril  1945.

                                 I

Passants pieux, priez pour persuader Pierre,
— portier probe et prudent — de prendre en Paradis,
par pitié pour les pleurs perlant à sa paupière
(pécheur à plaindre...) un pénitent — « De Profundis ».

                                 II

Poète et prosateur, prophète et nanthéiste, 
publia peu — ou prou,, puis prêcha sous Les ponts... 
Peintre aux pastels poudreux, piètre paysaniste, 
produisit — en public — portraits peu...  pudibonds  !

                                 III

Pudeur, pardon pour... tout : poitrine aux pointes rosés, 
pêche pourpre et pépins piquantes, pubis fripon... 
(Pâle poupée, on paie un prix pour que tu poses peu parée — 
et pourtant, pure comme un poupon).

                                  IV

Plats Puritains, pardon ! (...  « Palette polissonne, 
pinceau par trop précis »... ) Ce « provocant » pénil 
parce que pubescent n'a perverti personne. 
(Potin de paroissienne est plus pressant péril !)

                                   V

Pape et pasteurs, pardon ! — Il prisait peu le prêtre
prônes pascals perdus, propos de pur païen...
Pensif, portant au cœur : « Personne », au front : « Peut-être »
pouvait-il pratiquer ? poser au pharisien ?

                                  VI

Pédagogues,  pardon ! — Pétunant,  pipe pleine, 
porté de préférence aux plaisirs paysans, 
prônait, pour parcourir la prairie et la plaine, 
poire ou pruneau, plutôt que parchemins pesants.

                                  VII

Pédants préfets, pardon ! — Professer sans patente,
patiner un profil plaisant ou précieux,
peloter et palper la pulpe palpitante
(« Plastique et probité ! ») parut prétentieux.

                                  VIII

Parents, pardon — pour le « Prospecteur sans pépites » 
partant pourvu d'un pistolet, de faux papiers... 
Passé Paris, put-il, (perclus par les poursuites, 
pataugeant, piétinant), panser ses pauvres pieds 1 ...

                                   IX

Pris pour un « Partisan », prisonnier politique, 
persécuté partout, pourrissant en prison, 
pensa — pour punir son penchant patriotique 
passer au peloton — périr par pendaison.

                                    X

Poussé, parqué, pelé — plus un poil, pas un pagne — 
plus tard, portant les pantalons « pénitenciers », 
pâle petit paria, purgea sa peine au bagne : 
poteau, poison, potence et... poings des policiers.

                                   XI

Punaises, puces, poux pullulaient dans sa paille... 
Peu de pain, pas de pause — il perdit promptement 
poids et prestance — au point qu'il prit, dans la pagaille,
 pas mal de plomb — périclitant piteusement.

                                  XII

Poitrinaire, au poumon percé par la phtisie, 
prostré, paquet de peaux, paralysé... jusqu'où 
parvint-il à puiser peinture et poésie 
pour persister, parmi ce purgatoire fou ?...

                                  XIII

Patrons et protecteurs, placez votre pupille 
près des puissants piliers, puis; ployés et penchés 
pour présenter sa plaie au Phare qui pétille, 
prononcez un plaintif « PARCE » pour ses péchés.

                                  XIV

Peu patient et pas poli — pervers peut-être — 
paresseux, propre à rien, paillard !... — Père Eternel, 
près du Pasteur des Purs, peut-il pourtant paraître ? 
prétend-il partager le Pardon Paternel ?

                                  XV

Passants pieux, priez — pour permettre qu'il puisse 
passer — si c'est possible — au Parvis des Parfaits 
puisqu'il porta, par dieu, le plus pesant cilice... 
Passants pieux, priez... Non ! priez pour la PAIX !

 
III. IMPATIENCE.

A Léon Leloir (avec toutes mes excuses) cette 
odelette où je me suis fait l'écho du méconten­
tement et de la déception — bien pardonnables 
— de mes cinq Cents camarades belges.
Buchenwald, le 26 avril 1945.

Cessons cette «  Epitaphe » anthume... 
Ecrire une strophe par jour 
l'allonge plus qu'il n'est coutume 
mais.., n'avance pas le Retour !

Méfions-nous du surmenage. 
C'est assez de soixante vers 
(un par semestre de mon âge). 
Chantons plutôt les bourgeons verts...

Quinze quatrains — tout d'une haleine...
Quinze mois de captivité... 
Deux fois quinze ans, cette quinzaine 
et... quinze jours de LIBERTE !...

De « Liberté » ?— Laissez-moi rire ! 
Nous avons changé de gardiens — 
Chaque jour, notre état s'empire, 
malades tous comme des chiens.

Bon Dieu ! que font'ils en Belgique ? 
Nous sommes les héros du jour — 
« Buchenwald » — C'est le mot magique, 
le slogan, la cote d'amour...

En attendant, c'est l'agonie — 
sans pain, sans eau — plus mal qu'avant.
« Ici Londres ! » — quelle ironie ! 
et leurs promesses, c'est du vent.

Lorsque la Radio publie
qu'on nous accorde un demi-pain,
c'est déjà mesure abolie :
« La boule à six ! » — N'ayez plus faim.

On murmure, on se lasse, on gronde. 
Tout traîne et tout marche à l'envers... 
et nos chefs dansent une ronde :
« Chantons plutôt les bourgeons verts... »

Je sais que ce n'est pas facile, 
bien sûr... mais qu'on rentre chez soi ! 
Nous serions un peuple docile. 
(Pauvre homme en sa maison est roi.)

Cette attente est vraiment mortelle 
(et «mortelle » au sens littéral). 
On sent, au cœur qui nous martelle, 
le déclin physique et moral.

On s'énerve. — Un factionnaire 
américain des miradors 
vient d'abattre, sacré tonnerre, 
un Français qui passait dehors...

Sûr, on pavoise la colline : 
drapeaux — potence avec Hitler — 
calicots — portraits de Staline — 
« Stars sangled Banner » haut et clair...

Leloir célèbre une grand'messe — 
On dresse un  mausolée aux morts 
Le bagne a l'air d'une kermesse 
mais nous en avons plein le... corps.

Notre mauvaise humeur fulmine, 
on maudirait tout l'univers... — 
Pourtant, le Printemps l'illumine. 
Chantons plutôt les bourgeons verts.

 
IV. CONTRASTE.

Au chef de la Section 119 de C. T. 1, men 
ami J. Detry...
Buchenwald   Ie  20 avril   1945

Ici.— vrai sanctuaire élu des dieux, Weimar — 
Johann Sebastian Bach, Herder, Schiller et Goethe 
servirent la Beauté — suave therapeute — 
et devinrent fameux de Stettin a Colmar...

La — Buchenwald s'étire, affreux comme un calmar
hérissé de piquants... Les SS et leur meute
cernent la geôle afin d'étouffer toute émeute...
On gèle, on souffre, on tue, on brûle... Un cauchemar

Comment peux-tu porter ensemble, âpre Thuringe,
l'émouvant piédestal et l'atroce syringe,
l'autel des Bienheureux et l'enfer des Perdus ?...

— Autour du chêne du Poète, ouvrir un bagne !... 
Au son de la musique, achevec des pendus !... 
(C'est — rêveuse et cruelle a jamais : « l'ALLEMAGNE »)

 

V. NUAGES

En avion au-dessus de Cologne le 7-5-1945.
Ces quelques vers inspirés par 1' «arc » (?)-
en-ciel total qui entoure l'ombre de notre appareil.


Volant en plein soleil.
Je contemple les nues
du haut d'un appareil
aux blancheurs inconnues.

Le bel oiseau grisé,
fin comme une alouette,
dans un cercle irisé
trace une silhouette

C'est le signe chrétien
dans le nimbe d'Eole...
Mon cœur aussi contient
la CROIX... et VAUREOLE.

On va glorifier
en ce jour de victoire
mon corps crucifié...
Le martyre... et la Gloire !

  

VI. PARADE FORAINE

A propos de la visite forcée de la population
de Weimar au camp libéré, transformé en musée

Buchenwald, 16 et 17 avril 1945.

Mesdames et Messieurs, entrez tous, venez rire !.. .
Vous verrez manier la gifle et le gourdin —
Vous verrez comme on dresse un ours... et un gredin
à coups de botte au cul qu'on renonce à décrire.

Venez tous admirer comment nos chiens dressés
déchirent le fuyard qui leur sert de pitance.
Comme à tout bon Guignol, vous verrez la potence
plus cinquante crochets (Les pendards sont pressés !...)

Visitez les quartiers secrets des « Catacombes » —
Vous y verrez des juifs, décharnés, égarés,
seize corps entassés sur cinq mètres carrés,
des vivants obligés de pourrir dans des  tombes...

Les personnes pas trop délicates des nerfs
iront voir les cerveaux, les cœurs et les poitrines.
les peaux de tatoués, et les deux cents vitrines
d'une foire aux horreurs qui vaut tous les « Pfitzners ».

Madame, vous pensez (tant on dirait des hommes),
que nos pantins rayés puissent souffrir parfois...
Mais ils ne disent rien, Madame, ils sont en bois        
Vous pouvez les rosser tout comme un sac de pommes.

Quand ils sont détraqués,  nous leur tirons sabots,
chaussons, bonnets, manteaux, pyjamas  (qui sont nôtres) —
Puis les corps dénudés, mis les uns sur les autres
vont brûler dans nos fours ainsi que des fagots.

Voyez le crématoire où les damnés vont frire.
Admirez les cachots, bonnes gens de Weimar.
Visitez Buchenwald,  l'enfer du cauchemar...
Mesdames et Messieurs, entrez tous,  venez rire.

  
VII. BALLADE.

dite   :   « Les   désenchantements   du   Retour.
En souvenir du jour V.

« La Pateie attend ! Rentrez-y !
C'est l'Armistice ! Apotheose !...
Buchenwald ! on vous a choisi
pour marquer ce jour grandiose !  »
— Mais cet accueil masque une clause
et je n'ai pas bien tout saisi.
L'affirmer vraiment, je ne t'ose...
— Le bon Dieu serait-il nazi ? —

On crevait dans un trou moisi,
une enceinte trois fois enclose,
en butte aux coups et aux lazzi,
dans une usine a cellulose
où du gaz délétaire explose...
Mais on les regrette quasi...
(L'avenir aussi nous dit : « Lose !... » )
Le bon Dieu serait-il nazi ?

On était droit comme des i,
on ne risquait pas l'ankylose...
Mais ici, cocu, cramoisi,
rongé par la tuberculose,
la gale et la furonculose,
meurtri partout, perclus, transi,
l'ancien bagnard a bouche close —
Le bon Dieu serait-il nazi ?

              ENVOI

Prince du Ciel, mon ame — éclose
a l'espoir trop tôt ressaisi —
demande, en terminant sa glose :
« Le bon Dieu serait-il nazi ? »

 
VIII. LES IMPORTUNS.

« Gloire et Honneur a nos...
Pantouflards et Naphtalinés ! »

« Ces gens de Buchenwald, se croient-ils tous les droits ? »
« Votre acticle est vraiment trop... grossier par endroits.»
« Est-ce exact ? Vous ont-ils fait subir des sévices ? »
« Votre dossier nest pas passé par nos services. »
« N'exagère-t-on pas, parler ainsi d' ...enfer ? »
« Si vous saviez, ici, ce que l'on a souffert ! »
« Regrets. Dans nos bureaux, pas trace de demande. »
« N'étiez-vous pas payés par l'armee allemande ? »
«  Truquer les films et les photos, cela se peut. »
« Avouez ! leur martyre, on le grossit un peu ! »
« Qu'avez-vous fait, vraiment, pour qu'on vous mette au bagne ? »
« Pas mal de vrais bandits sont rentrés d'Allemagne. »
« Ces gangsters du maquis volaient pour se nourrir. »
« Ah ! Londres vous paqait. — C'est un risque a courir. »
« Il fallait être adroit, comme nous, disparaitre... »
« Et vous croyez que NOUS n'avons rien fait, peut-être ? »

***

Je sais. — Gens du pays, vous êtes des héros .!...
(Est-ce un mérite au fond, d'être sous les barreaux ?)
Vous fûtes plus subtils, preux de la « onzième heure »,
combattants de « moins cinq »  (trop tard pour qu'on en meure !)
Notre sol, libéré, s'organisa sans nous...
Devant les ronds-de-cuir, nous rampons à genoux,
modestes  et gênants...  Bien  que j'en  sois  malade,
j'adresse à la Bureaucratie :

HUMBLE BALLADE.

Un soir, la Police Secrète
d'Etat (alias Gestapo)
me rend visite et puis m'arrête
« Monsieur, vous êtes un suppôt
de Londres. » Je dis, impassible :
« J'ai confiance en votre flair —
Vous l'affirmez, c'est admissible mais...
je n'ai pas tué Hitler.  »
Rentrant du bagne, je m'apprête
(spectre osseux sous mon oripeau)
à me soigner. — Hâte indiscrète !
Contrôle — enquête — et...  «  Da Capo » !—
témoins — serments — preuve ostensible...
Je n'ai rien d'un héros, c'est clair.
J'ai lutté   (c'est  compréhensible),
mais... je n'ai pas tué Hitler.
Pour ces grands  exploits qu'on  me prête,
l'SS m'écroue et me maltraite,
me laissant les os et la peau ;
mon pays,  rouage  insensible,
me chicane — et tout reste en l'air...
Grâce ! Ah ! Tous m'ont donc pris pour cible ?
Mais... je n'ai pas tué Hitler !

ENVOI

Prince-Régent,  Prince accessible,
je ne veux rien, pas un thaler,
sauf... la Paix ! la PAIX ! (si possible)
car... je n'ai pas tué Hitler.

  
IX. THEBAIDE.

Au docteur Tilkin, ce maître en ironie,
qui m'a soigné au bagne et n'est pas revenu.
Sana de B., le 5 septembre  1945.

Au lieu d'un clair Palace, en ces décors alpins,
un Sanatorium, blanc comme un temple antique,
aligne les piliers de son pesant portique
d'où je contemple un cirque entouré de sapins.

Ah ! plonger dans l'eau fraîche ! errer dans la nature
courir tout nu sur les rochers ! dans la forêt !...
Hélas, on m'interdit l'Eden, car il paraît
que m'a santé requiert fauteuil et couverture.

L'ange au glaive de flammé — en froc de médecin
me repousse, au seuil d'or du Paradis sauvage...
Je veux vivre ! être libre ! arracher au servage
mon torse emmitouflé prostré sur ce coussin.

« Ange ! un corps dévêtu n'est pas sans modestie...
Adam, qui vivait nu, fut-il tuberculeux ?... —
Bien sûr ! mais il reçut des soins miraculeux :
il subit, le premier, la « thoracoplastie ».

— Dieu présent, Eve osait demeurer en., tutu !
— « Tutu », mot familier pour dire: « poitrinaire ».
— Çiel ! Ton diagnostic est extraordinaire !
Tout le monde est-il donc phtisique ? — En doutais-tu ?

— Pourtant, quels vigoureux, ces hommes des cavernes !
— « Cavernes » : lésions an troisième degré.
— Grâce ! Ange impitoyable ! Il faut, bon pré, mal gré,
m'épargner tes discours, macabres balivernes.

Je ne suis pas « malade », (obsédé, tout au plus.)
Je veux sortir d'ici, quitter ce monde étrange
et ce « Danger de Mort » permanent... Mon bon ange,
rends-moi ma liberté ! — Quels souhaits superflus !

Ton mal t'isole : est-il-sort plus digne d'envie ?
Ignorer Nuremberg, Léopold, Tchang-Kai-Shek,
Franco, Degrelle, Hitler,  l'Atome...   enfin  l'échec
de cette Paix pour qui tu crus donner ta vie !

Sois bien sage et demeure à loisir sous mon toit.
Une prison de plus ? Tu en vis tant, naguère !
Tu t'es sacrifié pendant toute la guerre.
n récolter les fruits ? Non ! CE N'EST PAS POUR TOI ! »

   
X. AMERTUME.

A mon professeur et ami F. Kennes de Sta-
velot, mort à Grosz-Rosen.

Plus d'un an s'est passé depuis « notre » armistice...
Tout va bien ! les Vainqueurs ont fait prompte justice —
Les rescapés d'Auschwitz sont morts — ou mendiants            
Les criminels de guerre ont des yeux souriants —
On a certes pendu pas mail de pauvres hères
(billon, menu fretin, miteux «  légionnaires »)
mais les bandits en chef se portent mieux que nous.
Pendant que je décline, épuisé par la\ toux,
(car j'ai contracté la tuberculose, au bagne)
Monsieur Degrelle engraisse et boit des vins d'Espagne...

Tout va bien ! le commence à voir d'où vient le vent...
On a gagné la guerre ? — On est plus mal qu'avant.
Les « Grands » n'ont qu'un souci : renflouer l'Allemagne !
En quatorze, en quarante, oui, c'est ELLE qui gagne !
Elle a dévalisé notre sol et nos biens.
Aujourd'hui, nous donnons des vivres à ces chiens !
Les « Prisoners of  War  » sont gâtés aux oranges
et nous nous imposons des jeûnes bien étranges.
Les putains de Munich se gavent à Paris
(on « fraternise »)  et nous, nous sommes mal nourris.

Tout va bien ! Pauvre Paix, ta colombe s'égare :
On cuisine déjà la prochaine bagarre
Ce sera magnifique : un suicide parfait !
Hitler n'était qu'un gosse ! (On aurait bien mieux fait !)
Nous aurons donc bientôt le conflit « atomique ».
(Pourquoi pas, nom de Dieu, la bataille cosmique ?)
Quel progrès ! bombardier, robot, radar, canon...
Notre ciel est-il donc chargé de poudre ?... Oh non !
L'air du monde est chargé de poudre... d'ossuaires,
(cendres de crématoire et débris de suaires).

Aveugles dirigeants, ne voyez-vous donc rien ?
Auriez-vous hérité du bandeau hitlérien ?
Ne percevez-vous pas cette présence énorme :
les millions d'immolés, les morts sans uniforme,
ceux d'Auschwitz, de Dora, de Dachau, de Breendonck,
d'Ohrdruf, de Buchenwald, de Belsen ?... Ouvrez donc
leur ultime message (... il en est temps encore !)
leur message angoissé qu'aucun miel n'édulcore,
leur message égaré dans le néant divin,
leur message écrasant :
« SERIONS-NOUS MORTS EN VAIN ? »

 

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