GvdB 424  Table de matières  Nommé  Camps

BETTY DEPELSENAIRE
Avocat à la Cour d'Appel
Vécu à Breendonck de septembre à noèl 1942

Symphony 
Fraternelle

Les editions Lumen
Directeur: Fernand HUBERT
Bouleveard du Jublié, 200
Bruxelles

 

A la mémoire de mon cher compagnon et camerade de travail
Emile DEPELSENAIRE

Victime du fascisme,
mort en terre allemende
pour avoir défendu son idéal

 

TON SOUVENIR NOUS GUIDERA

  

Table de matières

A la mémoire
Table de matières
Préface

    I. Myra
   II. Un peu de lumière (Chanson de Breendonck)
  III. La police fait son devoir
 IV. Les compagnons de Myra
  V. La lutte contre la mort
 VI. Chant funèbre
VII. Finale

Vernoemd
Kampen

Préface

à  "Madame  Depelsenaire.

Sans doute « ceux de Breendonck » liront' ils cette « Symphonie Fraternelle », le cœur lourd et les yeux embués... Sans doute aussi « ceux de Belsen », « ceux de Buchenwald », « ceux » de tous les camps maudits, retrouveront-ils dans ces feuillets les pitoyables sommets de leur propre calvaire... Sûrement, il ne sera point de lecteur que l'émotion n'étreigne au rappel des moments si poignants de quelques vies, figures creusées par la souffrance et burinées dans l'héroïsme.

 « Vraiment, même au plus profond   de
l'enfer, les damnés doivent confondre
leur besoin de joie avec la joie même »

(G. Duhamel — « La vie des Martyrs»)

Ces compagnons de Myra, têtes dures et décharnées, ne sont-ils pas ces damnés de l'enfer, de l'enfer de Breendonck, où la joie naît d'un mot, ou d'un « Merle » qui siffle ? Et combien nous sentons, chère camarade éprouvée, combien nous sentons, oui, à travers ces étapes douloureuses de la vie de Myra, poindre vos propres douleurs, et se profiler les souffrances de toutes les femmes, de toutes les mères qui n'eurent que leur fierté à opposer à la terreur ...

Ce sont là des pages que « ceux de Breendonck » ne peuvent ignorer ni oublier; que ceux des autres bagnes n'oublieront davantage.  Et, s' « il faut entendre l'appel des morts pour permettre aux vivants de mieux vivre », que ce petit livre oblige ces vivants à mieux se souvenir.

Qu'il ajoute à nos mémoires la volonté et le courage afin qu'un jour, parmi les hommes, s'ébauche dans la joie la « Symphonie Fraternelle » ...L'Association Nationale des Rescapés de Breendonck s'incline avec vous, Madame et chère camarade, devant nos fiers martyrs.

Permettez-lui, de surcroît, de vous féliciter.

G. CANIVET
du Comité National.

 

I. — MYRA.

Par un beau jour d'automne où la fraîcheur matinale invite à la promenade, où la campagne pousse ses dernières sèves, où l'homme heureux marche d'un pas plus léger, un être hideux déclare d'une voix satanique : « je vous conduis dans un Sanatorium ».

Ce Sanatorium,  c'est Breendonck.

Myra a entendu parler de ce camp, en connaît les horreurs.

Tout au long de la route qui ne parle que de beauté et de paix, il faut cultiver la haine, il faut rire du sort, se moquer intérieurement de ce monstre qui croit déjà tenir sa proie.

Myra est née en Pologne.

Elle vint en Belgique relativement jeune et y reçut une excellente formation intellectuelle. Elle obtint le diplôme de Docteur en Sciences Politiques et Sociales à l'Université Libre de Bruxelles et compléta ses connaissances au moyen de nombreux travaux personnels. Son esprit logique et ses qualités de cœur l'engagèrent à participer activement à différents mouvements progressistes de l'époque. Elle se mêla avec ardeur aux luttes des peuples de Belgique qu'elle aima comme tous les peuples.

On rencontra Myra dans de nombreux cercles estudiantins, dans les groupements antifascistes féminins, dans les cercles d'intellectuels antifascistes, dans les rassemblements pour la paix et la démocratie. Partout elle déploya un esprit large, clair et constructif.

Myra a trente-trois ans lorsque son activité contre l'occupant nazi la conduit dans le gouffre de Breendonck.

Voici le camp.

La masse lourde des casemates militaires écrase toutes choses de leur laideur. Seuls les corbeaux y vivent à l'aise; ils y guettent la mort.

La sentinelle allemande salue d'un geste mécanique et froid.

Le large fossé qui entoure le camp ferme à tout jamais l'accès au monde libre. Cette eau est plus grise, plus terne, plus froide, plus triste qu'une autre : Elle arrose la mort. Les herbes n'y poussent guère, les poissons n'y vivent point.

Un pont-levis traverse le fossé et conduit le visiteur dans un large couloir où résonne une musique criarde. Le vent humide s'y engouffre, sèche les flaques d'eau dans la cour, écrase les brins d'herbe qu'un prisonnier a oublié d'arracher.

Des curieux s'avancent.

Les uns, en uniforme gris-vert font claquer les bottes fraîchement cirées par leurs esclaves, mettent les mains à la boucle du ceinturon, regardent d'un mouvement de tête provocant la nouvelle victime de leur puissance.

Les autres, hébétés, hagards, les yeux enfoncés dans des masques morbides, suivent tristement le pas du nouveau compagnon de souffrance.

Chaque jour l'impression première se fortifiera : d'une part, le tombeau humide et noir, d'autre part, la source de lumière et de vie fraternelle.

Le policier d'un geste autoritaire donne rapidement ses ordres.

Ses domestiques allemands, flamands et wallons obéissent à la lettre comme ces mannequins automatiques que les gosses vont toucher du doigt pour s'assurer s'ils ont une âme.

De temps en temps un regard de curiosité, non pas de pitié ni même d'intérêt, analyse les gestes du nouveau venu. Ce regard est indifférent lorsqu'il s'agit d'un homme, bestial lorsqu'il s'agit d'un juif, dur lorsqu'il s'agit d'un communiste ou d'un « rouge », ironique et stupidement doucereux lorsqu'il s'agit d'une femme...

Les fantoches en uniforme, tout en étalant sans aucune pudeur leur propre bien-être matériel, procèdent avec joie au dépouillement des effets et menu bagage du prisonnier. C'est avec une satisfaction visible qu'en ricanant ils accaparent les cigarettes, sentent le beurre, jouent avec les porte-plume à réservoir, sous-pèsent l'or des bagues et des couronnes dentaires ...

Tous ces messieurs sont bien nourris, mangent du porc tous les jours et raffermissent leurs muscles pour mieux battre les prisonniers.

Myra de taille frèle, grelotte dans ses vêtements d'été qui lui furent généreusement laissés. Le camp ne possède pas d'équipements pour les rares femmes qui n'y séjournent que pendant quelques jours. La Gestapo compte sur leur faiblesse pour briser assez vite la résistance aux interrogatoires.

Mais notre héroïne malgré les cinq mois du régime débilitant de la Prison de la Santé à Paris, ne faiblit pas.

Elle a voulu lutter aux côtés de son mari, de son frère, tous deux également transportés à Breendonck. Elle partagera leur sort jusqu'au bout ainsi que celui de tous ses meilleurs camarades.

Myra, au même titre que tous ceux dont la police allemande s'occupe attentivement est contrainte de revêtir la cagoule. Cette sorte de sac en grosse toile, sans aucune ouverture pour les yeux recouvre la tête et le tronc jusqu'à la taille. Il s'agit de ne pas trébucher, de se guider dans les ténèbres. Les premiers pas sont très pénibles; la sentinelle conduit assez, mal à moins qu'elle ne prenne plaisir à faire trébucher et exciter le novice de quelque coups de cravache.

Myra, comme les autres, trouvera le moyen de marcher d'un pas ferme, la tête haute; en écartant légèrement le morceau de toile du tronc, les yeux aperçoivent le sol et elle compte vite le nombre de pas qu'il faut faire pour tourner une fois à droite, une fois à gauche puis encore à droite... Le long de la route, les bottes des S.S. - résonnent sur le pavé, s'arrêtent quelquefois, pour dévisager à l'aise ces hommes meurtris, pour les intimider, pour examiner aussi si la sentinelle n'est pas trop aimable avec le prisonnier, s'il ne parle pas avec lui, s'il ne l'aide pas à monter ou descendre une marche.

Dès qu'il entend, même à grande distance la voix ou le pas bien connu du « Leutenant », le « Wachtpost » aussi terrorisé que le prisonnier, lui donne un coup de cravache ou un coup de pied pour montrer qu'il applique à la lettre les méthodes d'éducation nationale socialiste. Ce triste Lieutenant, sadique et fou, se croyait-il aimé de ses soldats parce qu'une photo trônait sur le pupitre d'un S.S. belge ?

Certains malheureux prisonniers sont fort gênés dans leurs mouvements par les menottes attachées sur le dos ou par des chaînes qui relient les bras aux pieds. Alors que la toilette matinale, suivie du « austreten » est pour tous un délassement, pour les « fortes têtes » cette détente qui se prolonge d'ordinaire pendant dix précieuses minutes, est réduite au strict minimum. On se débarbouille, dans une eau aussi glaciale que celle d'une grotte. Ce contact de l'eau fraîche aurait pu donner une certaine vigueur, réchauffer le sang, réveiller l'esprit, comme au temps des merveilleux bains en plein air ou des nettoyages sous la pompe lorsqu'on allait camper... Non, même cette joie si élémentaire est coupée par le regard permanent du « Wachtpost », par les cris impatients de « Schneller, Loss » par le manque de chaleur corporelle, par le manque de réaction de l'organisme affaibli.

On en sort tout bleu, grelottant. La seule ressource serait de se frictionner un peu, de faire quelques mouvements de gymnastique. Et Myra se souvient ironiquement du conseil du professeur de callisthénie qui faisait faire des pliés et des jetés, en tenant les mains sur le dos. Les menottes liées sur le dos, ces exercices peuvent être exécutés impeccablement. Les premiers jours cela soutenait l'énergie, hélas le tableau de rationnement de Breendonck ne prévoyait pas une aussi grande dépense de forces. Il fallut abandonner. La « cérémonie » du lever ne manquait pas de charme... Depuis une heure déjà les équipes de travailleurs ont fait résonner les couloirs de leurs pas cadencés, pour partir en colonne, pelles à l'épaule, vers les lieux d'épuisement de leurs forces.

La garde de corps de Myra se compose de trois hommes : le Sergent pour enlever les menottes, un autre pour vérifier la fermeture, une sentinelle pour monter la garde et empêcher sans doute toute tentative d'évasion ou de suicide. La Reine Marie-Antoinette ne recevait pas tant d'honneur !, pense Myra, seulement la brioche fait entièrement défaut au petit déjeuner... Le morceau de pain du soir qu'on devrait logiquement partager en deux, malgré tous les efforts de volonté, n'a jamais résisté jusqu'au lendemain.

Et la matinée se traîne jusqu'à midi. En regardant mélancoliquement les murs de la casemate où l'eau suinte par tous les pores, la cour qu'on aperçoit au travers d'un carreau dont la peinture bleue a été grattée, Myra songe à ses multiples prédécesseurs et se dit que puisque les autres ont supporté cette vie, elle-même en viendra à bout. Elle fait rapidement l'inventaire des objets garnissant la cellule : une double rangée de couchettes, une table, un poêle où jamais la lueur d'une flamme ne viendra réchauffer les membres gelés.

Si seulement je pouvais bouger les bras, pense-t-elle, je me sentirais plus libre, même derrière les barreaux... Bien sûr ce serait si simple de dire un nom et aussitôt on me délivrerait, tout au moins me délierait-on les mains...

La douleur dans les épaules devient intolérable.

Myra essaie de s'allonger sur sa paillasse. Mais comment dormir dans cette position ? Sur le dos ? Impossible. Sur le ventre ? Les seins lui font horriblement mal. Sur le côté ? La circulation du sang est coupée dans le bras sur lequel elle s' appuie.

Que faire ?

Marcher, marcher toujours. Compter le nombre de pas, le nombre de pierres du carrelage, sauter au dessus des flaques d'eau, faire quelques génuflexions et flexions du tronc. Hélas, les muscles n'obéissent plus. Déjà la fatigue, la faim auront-elles raison de la force physique ?

 Si j'appelais ? J'ai envie de crier, de hurler...
— Mais non, que penseront les camarades qui me suivent avec intérêt ?
Bah, cet intérêt est  peut-être simplement de la curiosité ? Ce n'est pas fréquent de voir une femme en ces lieux. Cela distrait.

Entretemps la sentinelle circule sans arrêt devant la casemate. Cette tête de brute n'est pas très accueillante. Non, pense Myra, ils me dégoûtent trop, ce doit être un hitlérien zélé comme tant d'autres. Ah, justement on change la garde. Le nouveau « post » a meilleure mine. De temps à autre il fait très mal son service et regarde dans le vague.

— Si je profitais de son manque d'atten­tion pour communiquer avec les camarades de la section des travailleurs ? Si je pouvais leur demander d'écrire chez moi ? Cependant, méfions-nous des mouchards.

Aussitôt dit, aussitôt fait.

La mine de crayon et le papier à cigarettes sont retirés de la robe, non sans effort. Vite, un bout de papier. Myra le pose aussi adroitement que possible sur la table et parvient en tordant fortement les bras et le cou à rédiger ces mots en écriture à peine lisible :

« Chers tous,
Je suis à Breendonck. On me menace ef fectivement du fouet alors que je suis dans l'impossibilité de fournir le renseignement demandé. J'ai les mains liées sur le dos. Je tiens bon, mais je pense beaucoup à vous tous. Aidez-moi si vous le pouvez. Je sais que vous ferez tout ce qui est en votre pouvoir, pour me tirer de ce mauvais pas.

En toute confiance,
Votre MYRA
». 

Plusieurs.fois déjà un camarade à passé devant la porte en faisant des signes d'intelligence. On pourrait facilement introduire le billet par le trou de la serrure

Ah, le voilà encore.

A-t-il compris ?

Oui, après un regard lancé rapidement à gauche et à droite il a saisi le billet d'une main preste. Quelques minutes plus tard il revient et fait un signe de tête « oui ».

Ce sera fait, le contact avec l'extérieur est établi. Myra éprouve une joie aussi grande sans doute que Christophe Colomb lorsqu'il découvrit l'Amérique et cria « Terre ». Elle n'a plus mal, ne sent plus la fatigue et se remet à danser et sauter au-dessus des petites mares d'eau.

*
*     *

Tout-à-coup la porte s'ouvre : c'est le Lieutenant qui vient voir sa nouvelle pensionnaire. Il est chargé par la Gestapo de prendre régulièrement le pouls moral et de tenir l'instructeur au courant.

L'aspect de cet individu est sinistre. L'on ne voit que sa cravache et l'on n'entend que sa voix éraillée. Il détaille de la tête aux pieds avec un air de mépris et accentue à volonté son masque dur et bestial. Deux plis profonds de chaque côté de la bouche tirent celle-ci dans une grimace de fauve. Cette bouche ne parle pas, elle vocifère...

Comment parvient-il à rendre la voix presque douce pour inciter Myra « à ne pas s'obstiner dans son attitude négative et à bien réfléchir sur le sort qui l'attend, à dire la vérité, toute vérité... ». L'intérêt de la cause nationale-socialiste fait faire des miracles.

Mais la brave a serré les poings, a redressé fièrement la tête pour répondre : « Je n'ai pas de renseignements à vous fournir, je ne les possède d'ailleurs pas. »

Le Lieutenant a repris sur-le-champ le masque dur et hurle un « Scheisse ! Kommunistin ! » dont les murs se souviendront.

Un autre jour Myra reçut la visite du Commandant... et de son chien. Ce berger de race, au pelage luisant, à la gueule et aux yeux mobiles est dressé contre les prisonniers. Toute la haine de son maître s'exprime dans les mouvements de ce corps d'animal musclé, toujours prêt à l' attaque. Il saute sur Myra enchaînée assez; brutalement pour la faire trébucher.

Pendant ce temps, le Commandant, cigarette aux lèvres, nonchalant, s'assied sur le bord de la table dans une pose de conquérant et demande du ton le plus dégagé et hautain :

— Vous prétendes toujours ne pas connaître « X »? Ma petite, je vous plains, Breendonck n'est pas le lieu de plaisir pour une jeune femme !

Myra entend à peine. Le regard méprisant, elle continue à observer le chien haletant, prêt à mordre. Le voilà qui fouille avec son museau dans la boîte contenant les quelques effets de Myra. Le commandant se lève, souriant, visiblement satisfait : le chien a fait son besoin sur les vêtements...

Quelques minutes plus tard le Commandant revient accompagné d'un instructeur qui tient en mains une photo. II regarde Myra avec attention, compare la taille et les traits à celle de la photo, lui fait ouvrir la bouche pour montrer la denture. On employerait à ces observations bien plus de respect s'il s'agissait d'une béte.

La dernière visite de la journée fut celle de la femme du Commandant. C'est elle qui commande le personnel de la ferme et fait tourner le monde au bout de sa baguette d'amazone. La voici qui s'avance vers Myra de son port de reine, élégante dans son costume d'équitation... Les gestes, la voix, le regard, les traits sont durs et enlèvent toute possibilité de compréhension. Un moment Myra avait pensé que peut-être une femme pouvait lui dire une parole douce, lui donner un espoir, Mais non ! Son seul but est d'humilier Myra, de lui témoigner tout son mépris de femelle nazie.

Comment vous appelez-vous ?
— Qu'avez-vous fait pour être ici ?
— Vous avez les menottes ! Ah ! (Elle vérifie la fermeture).
— Tournez'vous ! Ne vous tenez pas si courbée ! Deshabillez-vous ! Myra fait signe que cela lui est impossible à cause des fers.
— Pourquoi? demande naïvement Myra interloquée...
— En Allemagne lorsqu'on donne un ordre on ne demande pas pourquoi ! On l'exécute !

Myra n'a jamais compris le « pourquoi » et rit un bon moment de cette plaisanterie.

  

II. UN PEU DE LUMIERE

Le lendemain, d'autres émotions attendent notre camarade et non des moindres.

Depuis quelques moments l'idée lui est venue qu'elle pourrait peut-être apercevoir son cher compagnon et son frère. Elle colle le nez à la fenêtre du côté du couloir intérieur où passent constamment les prisonniers travailleurs. C'est l'heure où ils vont rentrer.

— S'il avait l'idée de regarder dans ma direction, pense-t-elle.

Un chant de marche s'entend au loin, assez, rythmé, d'une belle mélodie, mais chanté par des voix si fatiguées, si tristes qu'on aurait envie d'insufler de l'air dans ces poumons desséchés. Ce chant qui pourrait être merveilleusement entraînant, devient un chant sans âme...

Myra prête attentivement l'oreille. L'idée que peut-être la voix d'un être aimé pourrait se distinguer des autres la fait trembler d'émotion. Les nerfs tendus à l'extrême ne la soutiennent plus. Et ce chant au fur et à mesure que la colonne de marcheurs s'approche la fait pleurer...

Non, toutes ces voix sont pareilles, toutes ces têtes qu'elle aperçoit maintenant assez clairement au travers du carreau sont identiques : crâne rasé, joues creuses et pâles, corps squelettiques. Seule la taille des hommes peut les distinguer les uns des autres. Le conducteur du groupe, bien portant et gras, fait marcher ses frères en cadence, bat les récalcitrants de coups de botte ou de cravache. Il a bien appris son métier, c'est sans doute un mouchard de premier ordre pour qu'il se permette de rudoyer ainsi ses compagnons de chambrée. Il s'agit d'un certain « OBLER », « homme de confiance » du Lieutenant.

Le groupe fait halte pour nettoyer et ranger les instruments de travail, se débarbouiller en vitesse. La colonne se reforme en chantant le dernier couplet de la   :

CHANSON DES TRAVAILLEURS DE BREENDONCK (traduction).(1)

Ah ! Breendonck ! je ne peux t'oublier,
Parce que tu es ma destinée,
Celui qui te quitte, alors seulement peut mesurer,
Combien splendide est la liberté.
Ah ! Breendonck ! nous ne gémissons pas, nous ne nous plaignons pas 
Et quelle que soit notre destinée 
Nous dirons quand même « Oui » à la
vie,
Car le jour viendra — où nous serons libres. —

1

Avant que le jour ne s'éveille
Avant que le soleil ne sourit
Les colonnes marchent
Dans la grisaille de l'aube
Vers les peines du jour
Et la forêt est noire
Et le ciel est rouge
Et nous portons dans la besace un petit morceau de pain
Et dans le cœur, dans le cœur, nos soucis.

2

Et le vent est doux
Et le sang est chaud
Et la fille est loin...
Mais je l'aime tant...
Si seulement fidèle...
Fidèle, elle m'est restée
Et les pierres sont dures
Mais ferme notre pas
Et nous portons les pics et les bêches avec nous 
Et dans le' cœur, dans le cœur, l'amour.

3

C'est pourquou ne désespère pas
Si même ton cœur se brise
Quoiqu'il arrive
Le jour s'éclaircit davantage,
Et cela n'enlève pas l'espérance,
Tiens le pas, camarade
Et ne perd pas courage
Car nous portons en nous, dans le sang, la volonté de vivre 
Et dans le cœur, dans le cœur...   la foi !

———

BREENDONCK-LIED

Eh der Tag erwacht
Eh'  die  Sonne lacht
Die  Kolonnen   ziehen
Zu  des Tages Mühen
Hinein in  den  grauenden Morgen
Und der Himmel rot
Und wir tragen im Brotsack ein Stiïckchen Brot 
Und im Herzen, im Herzen die Sorgen.

1

Und der Wind weht leis 
Und das Blut ist heiss 
Und  das Mädel fern 
Doch   ich  hab'   sie  so  gern' 
Wenn treu  sie... 
Nur treu' sie mir geblieben 
Und die Steine sind hart
Aber  fest  unser  Schritt 
Und  wir  tragen  die Picken  und   Spaten
mit Und im Herzen, im Herzen die Liebe.

2

Drum' verzage nicht 
Wenn Dein Herz auch bricht 
Was auch kommen mag 
Es wird heller der Tag 
Und  das  lässt  die  Hoffnung   nicht rauben
Halte  Schritt  Kamerad 
Und verlier'  nicht den Mut 
Denn wir tragen den Willen 
Zum leben im Blut 
Und im Herzen, im Herzen den Glauben.

3

Ach Breendonck, ich kann dich nicht vergessen,
Weil du mein Schicksal bist,
Wer dich verlässt, der kann es erst ermessen,
Wie wundervoll die Freiheit   ist.
Ach Breendonck, wir jammern nicht und  klagen,
Und  was  auch  unser  Schicksal sei, 
Wir wollen trotzdem «. Ja » zum Leben sagen,
Denn einmal kommt der Tag — da sind wir frei.


Les pas s'approchent, tapent durs sur le ciment. Myra sait que son frère Jacques fait partie des travailleurs; il doit se trouver parmi les derniers car il est tres grand.

Beaucoup d'yeux interrogent Myra et se détournent aussitôt car le Chef de chambrée observe.

Tout à coup deux yeux ont brillé plus que tous les autres, ils ont rencontré ceux de Myra, ils se sont vus.

  Jacques c'est toi !

Frère et soeur se dévisagent l'espace d'une seconde. C'est déja fini...

Le choc fut trop violent pour la petite Myra. Le coeur bat à toute allure. Le sol bouge, les murs tournent, elle tombe...

Elle se réveille, cherche les yeux de Jacques, mais c'est un S.S. qui lui lance de l'eau à la figure.

Peut-on la soulager un moment, lui desserrer les menottes qui lui pincent les poignets ?
— Non, on ne peut pas sans l'ordre du Commandant. Il est à une partie de chasse en joyeuse compagnie.

On décide néanmoins, après avoir pris l'avis d'un autre S.S. de défaire les menottes pendant quelques minutes. Les brutes ont-elles eu pitié un instant ?

Myra à demi inconsciente rêve qu'elle tient son frère dans les bras comme s'il était encore tout petit; elle le caresse doucement, mais l'enfant ne répond plus à ses caresses, il est inerte, ses yeux ne bougent plus, la petite main est raide. Il devrait pourtant avoir chaud avec sa veste en grosse laine et col montant. Viens, Jacques, je vais te couvrir les épaules. Non, ce n'est plus Jacques, c'est son squelette. Ses os craquent entre les doigts, ils tombent en poussière, et la poussière se disperse, elle se mêlera à la terre, près d'un grand fleuve, là-bas...

La fièvre agite Myra.

— Et tout cela c'est la faute de la Gestapo, des boches, la Gestapo , les boches, la G.. .
— Et voilà pour la Gestapo , et voilà pour les Boches, hurle le S.S. en lançant un bon coup de cravache.

C'est le néant, le sommeil.

Si je pouvais ne plus me réveiller, pense Myra...

Jacques sur son grabat réfléchit intensément toute la soirée et se mordille les doigts. Pas de cigarettes pour calmer les nerfs.

Ne plus penser, dormir et serrer les poings!, 

Au petit jour, tandis que la cour est plongée dans l'obscurité et que le vent fait vibrer les lampes électriques, Myra entend un bruit de sabots le long des fenêtres, un froissement à la vitre. Une ombre s'arrête, un bras pousse la croisée et d'un geste rapide jette un magnifique morceau de pain :

— Hier, liefke, een stuk wit brood voor U ! Smakelijk ! (2)

Myra saute hors de sa couchette et pour autant que les membres meurtris ne lui coupent pas l'élan, se pousse péniblement vers la fenêtre. L'ombre a déjà disparu ...

Le morceau de pain est là, tout brillant de blancheur dans un trou noir.

Il n'est pas permis de l'admirer plus longtemps, il faut le cacher et Myra est terrifiée à l'idée qu'on pourrait découvrir le petit jeu. Le cuisinier — car c'était lui, Frans — se ferait immédiatement mettre au cachot et cravacher.

Lorsqu'une heure plus tard Frans apporte le « jus » il lance un clin d'œil significatif. Il ne faut pas y répondre, les sentinelles pourraient le remarquer.

Cet admirable geste de solidarité a pu se répéter de nombreuses fois et a été suivi par d'autres : un jour c'était une pomme succulente, un autre jour une poire ou encore une pomme de terre grillée dans les cendres de la chaudière à lessiver. La difficulté consistait à manger ces délices en dehors du moment des repas, avec menottes au dos et sans être vue... C'est alors que les instincts de la bête se révèlent. Myra dépose la pomme sur le coin de la table, s'accroupit. à la bonne hauteur et parvient ainsi à grignoter exactement de la manière dont un chien ronge un os... Cette pose avait quelque chose d'humiliant et de comique à la fois. Mieux valait en rire et Myra se persuada bien vite que ce petit supplément de nourriture très appréciable lorsque la ration normale représente moins de 1.000 calories, lui permettra peut-être de mieux résister aux tortures. Car Myra comme tant d'autres, dut passer par cette épreuve.

*
*      *

Pour couper la monotonie de cette vie de taupe, quelques incidents survinrent.

Chaque matin, des groupes de travailleurs stationnaient pendant dix longues minutes devant la fenêtre de Myra qu'elle parvenait à ouvrir lorsque la sentinelle était à distance.

C'était l'occasion de se faire des signes, de dire un mot, de donner les nouvelles du Front.

Ce matin là, Myra trouve les visages particulièrement tristes et amaigris. Ils la regardent tous de leurs yeux ternes où parfois un vague sourire jette une étincelle.

Un de ces regards lui est très cher : c'est celui d'un camarade que Myra a connu au cours de son travail politique. Chaque matin il lui communique un peu de la vie de lutte d'autrefois.

Aujourd'hui Myra a préparé un petit paquet à son intention. Oh ! si peu de chose : un quart de la ration de pain, une tranche de pain d'épices et quelques boules de sucre. C'est un cadeau de Frans et Myra songe combien cela ferait plaisir à Jean.

Il s'agit de poser le paquet adroitement sur l'appui extérieur de la fenêtre et comme Jean ne perd pas un seul des mouvements de Myra, tout ira bien.

Le voilà !

Bonjour !

Un regard circulaire... C'est le moment.

Vite, ceci est pour toi.

Jean veut s'avancer, mais un autre prisonnier plus rapide se lance vers le morceau de pain et le saisit avec la rapidité d'un voleur. L'indignation monte dans le groupe qui a suivi la manœuvre.

Dis-donc, cela ne t'était pas destiné ! Veux-tu remettre ce pain à Jean ? un peu plus vite ou je te f...

Un geste de menace fait reculer le coupable. Il sort le paquet de sa poche, le regarde plein d'envie, prélève un morceau du crouton de pain qu'il porte à la bouche comme un animal affamé. Il remet le restant à Jean qui a observé toute la scène sans broncher.

La sentinelle a remarqué les divers mouvements dans le groupe et s'est empressé de rapporter les faits au Lieutenant sans cependant préciser à qui le pain était destiné.

Myra reçoit la visite du chef.

When haben Sie das Stuck brot zugesteckt? (3)
— Je ne sais pas, je ne connais pas.
— Kommen Sie hier ! (4)

Le ton ne dit rien qui vaille...

Myra est amenée dans la chambre de Jean pour le désigner.

Tous se lèvent comme un seul homme et répondent en courant à l'ordre qui leur est donné de se ranger en demi-cercle dans la casemate.

Myra doit passer devant eux pour montrer son complice.

Il s'agit de ne pas se trahir... Elle sait exactement où se trouve Jean, dans le fond, à droite.

  Alors, commençons ! Ne montrons pas que le cœur galope, qu'aux tempes, deux lourds marteaux frappent sans arrêt.

Tous les yeux sont braqués sur Myra. La plupart la dévisagent sans baisser le regard. Certains courbent la tête ou fixent obstinément un même point.

Voici le moment ou il ne faut pas broncher, ne rien montrer de ce que l'on pense. Et Myra passe devant Jean comme devant une momie.

Non sincèrement dit-elle, en s'adressant au Lieutenant, je ne sais pas reconnaître ses traits, ils se ressemblent tous...

Le Lieutenant fulmine de rage et déclare en hurlant :

Dans cinq minutes je dois savoir qui est le coupable.

Toute la chambrée tint bon.

Personne n'aurait dénoncé Jean, mais le chef de chambrée, le même « OBLER », de peur des sanctions, accomplit « son devoir »...

Jean fut mis au cachot et battu.

Myra eut la chance qu'on n'insistât pas sur l'origine du cadeau !

*
*      *

On a tué hier du bétail de la ferme et les autorités du camp sont invitées ce midi à un repas plantureux. Le commandant s'est pavané toute la matinée avec sa femme, brillant dans son costume d'équitation et fumant la cigarette Les prisonniers ont du se mettre au garde à vous.

On entend rire et chanter dans la salle du banquet.

Les plaisanteries à table vont leur train. La boisson les rend de plus en plus vulgaires, On en vient naturellement à se moquer des « Smaous », à singer leurs attitudes, leurs traits, en imitant les stupides caricatures des journaux rexistes.

Les réflexions malveillantes fusent de toutes part :

As-tu remarqué le type qui s'est écrasé au sol quand je lui ai donné un coup de botte ? Il était ridicule !
— Il a peur de ta cravache exactement comme ton chien !
Et cet autre qui nageait avec désespoir dans le fossé pour atteindre la berge avant qu'il ne succombe . ..
A croire que la vie à Breendonck n'est pas si terrible puisqu'ils veulent tous se sauver de la mort !
Il n'y a que les sots pour avoir pitié d'eux ! Ils ont encore un régime beaucoup trop tendre !
Il faudra qu'on leur supprime les colis; il y en a qui engraissent !
On parviendra bien à les mâter, ces têtes dures !

Un S.S. plus irrité que les autres, la bouche pâteuse d'avoir trop mangé et trop bu, tape sur ' épaule de son voisin:

— Je ne voudrais pas mourir avant d'en avoir abattu quelques-uns !

*
*      *

Le lendemain on entend, des coups de révolver dans le camp.

Quatre camarades ramènent sur les épaules un travailleur mortellement blessé à la tête. Les bras pendent de tout leur poids. Un des porteurs soutient la tête ensanglantée.

Va-t-on tenter d'extraire la balle ?

Bah ! ce n'est guère la peine.

Une demi-heure plus tard la nouvelle se dit de bouche en bouche : un camarade est mort, abattu par un S.S.

Les compagnons qui l'ont porté s'en retournent au travail d'un pas traînant, la tête basse, les épaules tombantes. Un d'eux essuie une larme à la manche de son blouson.

Commandant, Major et Lieutenant font leurs commentaires :

Pourquoi cet imbécile a-t-il voulu se cacher derrière le monticule de sable ?
Il a sans doute voulu éviter les coups ?
Je crois plutôt qu'il voulait s'enfuir c'est la version officielle et... exacte... n'est-ce-pas ?

Puis le Major tire une bouffée de sa cigarette en faisant un geste vague « Es war nur ein Jude ...»

Les trois officiers se regardent : ils se comprennent. L'affaire est classée.

« C'est pourquoi, ne désespère pas  
 « Si même ton cœur se brise . . . »

—«»—

    

III. LA POLICE FAIT SON DEVOIR

On essaya toutes les méthodes policières pour faire parler Myra. Après huit longs jours d'attente avec les menottes fixées sur le dos, on joua la scène d'intimidation en présence de plusieurs policiers et S.S. pour engager Myra une dernïère fois à devenir raisonnable. Ensuite plusieurs confrontations eurent lieu et furent accompagnées de quelques solides gifles.

Chaque fois que Myra voit venir le sergent allemand, gaillard énorme à la taille de boxeur, au sourire de bête, au front trapu et borné, elle sait à quoi s'en tenir. Le sang ne fait qu'un tour les jambes tremblent; tout au long du trajet qui conduit a la salle de l'interrogatoire, Myra se donne du courage; à. chaque pas, elle se dit :

— Sois ferme, il y va de la vie d'autres camarades, défends ton idee jusqu'au bout, montre que la brutalité n'a pas de prise sur toi !

Et c'est avec fierté qu'elle peut affronter tous ces regards de fauves.

Un jour cependant, a la suite d'accusations trop précises que Myra n'a pu démentir avec l'énergie désirable, les policiers ont eu la conviction qu'elle mentait, qu'elle détenait certains renseignements. Sa position, en effet, n'était pas facile : Myra avait été prise sur le fait d'action clandestine...

La patience des policiers est a bout et sur les mots : « Kommen Sie her », Myra comprend qu'elle va passer les moments les plus durs.

On la traîne devant la salle où sont précisément réunis les prisonniers travailleurs pour la collation du soir. Un silence de mort plane dans toutes les chambrées.

Myra crie, sans doute pour dominer la peur :

— Ils vont me battre !

Les respirations s'arrêtent; une sourde colère monte mais s'écrase devant la terreur.

Ah ! si ces hommes pouvaient dire ce qu'ils pensent... Aucun ne bouge, mais leur haine grandit; ils sont tristes, mais demain ils marcheront plus droit...   et chanteront .

« Tiens le pas, camarade
« Et ne perd pas courage
« Car nous portons en nous, dans le sang
« La volonté de vivre
« Et dans le cœur, dans le cœur,... la foi.! »

L'instructeur empoigne Myra comme si elle était une bête furieuse, lui met la main devant la bouche et l'entraîne par les cheveux.

Un couloir étroit et sombre dont les murs ressemblent à ceux d'un caveau, conduit vers la pièce où tant de beaux courages se sont raffermis, mais où hélas quelques uns ont flanché.

Cette pièce n'a aucune fenêtre, n'est jamais aérée. Une odeur de chair brûlée et de moisi y monte au narines et fait tourner le cœur. Une table, un tabouret, une grosse corde fixée au plafond au moyen d'une poulie, un téléphone communiquant directement avec les services policiers a Bruxelles.

L'instructeur donne l'ordre à Myra de se mettre à genoux et de se courber au dessus d'un tabouret.

La cravache tombe une fois, deux fois...

Le policier se rend compte qu'il faut y aller plus rudement. Le commandant du camp, un ou deux S.S., le chien policier, sont là qui complètent l'horrible tableau.

Après avoir défait les menottes, Myra doit présenter les bras par devant; on y dispose les fers, les resserre d'un cran et y fixe le câble. Ainsi le corps peut être soulevé par petits chocs successifs de manière à tenir encore au sol par la pointe des pieds.

Les coups de cravache pleuvent: la cravache n'étant pas assez dure on utilise une matraque, enfin un bâton d'une solidité à toute épreuve.

Myra crie — cela soulage — mais ne parle pas...

L'instructeur, furieux, tandis que la sueur lui coule du front, décide de soulever davantage la corde de manière à faire balancer le corps dans le vide. Tout le poids porte sur les poignets et l'arrête des menottes d'acier coupe la chair. Comme le corps ne reste pas immobile, le bâton n'a plus tellement de prise et le Major du camp intervient sur un signe de l'instructeur pour maintenir le tronc en ligne verticale; ainsi les coups porteront mieux.

Myra ne crie plus, elle s'est évanouie; lorsqu'elle se ranime elle voit ses mains toutes bleues et horriblement déformées.

Les vaches pense-t-elle ! Oui ! j'ai travaillé contre vous avec raison puisque je vois quelles brutes vous êtes,

Myra reçoit encore quelques coups de pied.

C'est fini... les bourreaux sont apaisés...

Le moment ne serait-il pas venu de changer de méthode ? Peut-être obtiendrait-on plus par la douceur ?

— Une cigarette ? de l'alcool pour vous remettre un peu ?

— Allons, ma petite fille, vous voyez, bien que nous sommes plus forts, cela ne sert à rien d'avoir la tête dure, vous et votre compagnon vous aurez la vie sauve. Vous vous êtes entièrmement compromise dans l'affaire. Si vous donniez le nom de votre chef, rien qu'un nom ou une adresse, nous vous tirerions d'embarras, nous pourrions même vous libérer sous condition...
Vous êtes jeune, la vie vous réserve encore beaucoup de joies !

A ce moment une image rapide passe devant les yeux de Myra : sa petite chambre, le bon feu, la table garnie de tartines beurrées et de confitures, les pantoufles moëlleuses et chaudes, les livres de lecture . . .

Elle tient le regard obstinément baissé pour qu'on ne remarque pas son trouble. Là à quelque distance de la poulie, la botte du S.S. belge trépigne d'impatience. Aussitôt elle se ressaisit.

  Ah ! non ! pense-t-elle. Ces gens-là ne m'auront pas. Je ne pourrais plus goûter aussi librement toutes les joies de l'existence. Je n'oserais plus affronter le regard des camarades, je ne pourrais plus les encourager, je n'aurais plus le droit de leur dire ma façon de penser. Des yeux francs, énergiques sont obstinément braqués sur elle et lui disent; tais-toi, cela en vaut la peine prends courage, montre qu'une femme est capable de se taire, que tu est digne de la confiance que les autres ont mise en toi !

Un redressement d'épaules et voilà Myra prête à affronter ses ennemis.

Leur colère ne se fait pas attendre.

La première scène reprend avec une rage redoublée...

Nouvel évanouissement.

Pour aujourd'hui les traîtres abandonnent la partie.

Myra, soutenue par le bras de cet être ignoble qui vient de la frapper, refait le chemin vers son cachot. On lui a mis la cagoule pour que les prisonniers qui épient son retour ne voient pas l'altération horrible des traits, le teint de cadavre, les poignets blessés, les vêtements en lambeaux...

Le même silence plane, lourd, mais plus puissant...

  

 IV. LES COMPAGNONS DE MYRA

Quelques jours plus tard on changea Myra de casemate. Sous prétexte d'adoucir son sort elle va rejoindre ses camarades dans une pièce spécialement aménagée pour recevoir les « torturés ».

Il s'agit d'une casemate divisée en un certain nombre de cages qu'on appelle prétentieusement « cellules ». On y dort sur une planche, sans paillasse et toute la journée il faut rester debout. Seul, un ordre exprès du médecin allemand pouvait autoriser tel ou tel prisonnier à s'asseoir. Ce privilège fut accordé aux camarades qui, de l'avis du docteur, ne tiendraient plus très longtemps.

C'est dans ces tristes cellules que passèrent les « têtes dures ».

Dans les premiers jours, était'ce une négli­gence ou une tactique, Myra n'eut plus les mains derrière le dos, mais elles furent encore liées devant pendant près d'un mois. Elle reçut en outre une paillasse ce qui amortissait un peu les douleurs car à certains endroits la peau avait cédé sous la violence des coups ce qui rendait la position couchée très pénible.

La plupart des camarades ayant subi les mêmes traitements que Myra avec plus ou moins d'intensité devaient dormir sur la dure. Le sommeil était rendu encore plus pénible du fait que dans un esprit de contradiction diabolique l' ordre fut donné d'allumer l'électricité la nuit et d'éteindre pendant le jour... La fatigue et l'énervement se trouvèrent de la sorte aiguisés jusqu'à l'extrême.

Autre raffinement : la Gestapo avait fait mettre le compagnon de Myra dans la même casemate; elle restera avec lui jusqu'à sa mort et une fois on le torturera en sa présence .

La police croyait de la sorte affaiblir le courage de l'un ou de l'autre. Ce fut le contraire qui se produisit. Chaque matin ils se saluaient gaîment en criant d'un bout à l'autre de la casemate malgré les interdictions et les coups. Par contre l'inquiétude était plus intense lorsqu'un des deux ne répondait pas à l'appel : Robert avait été malade, ou bien la police était venue le chercher pour un interrogatoire, pour être battu ou brûlé... (5) ou encore, il n'entendait plus Myra, devenant de jour en jour plus sourd.

Obsédé plus qu'un autre par la faim, Robert étalait ses talents culinaires, inventait des plats et des sauces au grand désespoir de sa femme qui lui déclara un jour : « que certes il n'avait jamais pris un poëlon en mains et que si on devait suivre ses conseils à la lettre on obtiendrait d'infâmes mélanges que même les affamés de Breendonck ne voudraient absorber... ».

Découragé et un peu vexé, Robert se tut pendant quelques jours.

Les nouveaux venus trouvaient d'ailleurs la plaisanterie assez mauvaise : n'étant pas aussi affamés ils prétendaient que parler sans arrêt de jambon, de croquettes et de «frites» excitait trop l'appétit... Il fallut faire taire les trop gourmands. Mais tout le monde se moqua de « Roger » un de ceux qui avait le plus protesté, lorsque huit jours plus tard il proposa lui-même un merveilleux fondu au fromage !

Les habitants de la chambrée de Myra représentaient toutes les couches sociales et toutes les opinions de la Résistance. C'était à l'époque de Stalingrad, du débarquement des forces alliées dans le nord de l'Afrique, de l'occupation de toute la France, de l'offensive russe dans le Caucase.

« Bob », camarade Juif d'Anvers se trouvait dans la première cellule à l'entrée. Il était particulièrement détesté du Lieutenant et lorsque le moindre acte d'indiscipline était signalé par la sentinelle de garde, c'était Bob qui recevait les coups. C'est lui qui faisait la police et criait : « 22 » ou « 23 » suivant que le poste s'approchait ou s'écartait de quelques pas, Cela permit à tous de tenir parfois de longues conversations si nécessaires pour garder un bon moral. C'est lui qui dit un jour en riant : « On se demande si l'on sortira d'ici les pieds par terre ou les pieds devant... ». Se rendant compte aussitôt que cette réflexion aurait pu décourager certains, il essaya de les convaincre qu'il avait voulu plaisanter, mais que de toute manière il fallait que chacun ici se considère comme un soldat qui fait volontairement le sacrifice de sa vie; « c'est la guerre, disait-il, mieux vaut mourir ainsi que sous les bombes ».

La majorité de la chambrée l'approuva.

« Georges » d'Ixelles fit une légère objection : S'il n'y avait pas ma femme et mes gosses; j'aime mes gosses plus qu'une maman pourrait les aimer, disait-il, ils sont si gentils, je sens qu'ils ont besoin de moi car leur maman ne suffit pas pour donner toute l'affection qu'ils méritent. J'entends qu'ils pleurent après moi. Je rêve d'eux et lorsque je me réveille sous cette impression, le courage me manque... ».

C'est ce même « Georges » un peu trop sentimental, mais si humain, si brave, qui dans les moments de plus forte dépression, trouvera un mot pour rire, chantera un air populaire, s'adressera à ses copains pour qu'ils chantent « quelque chose de beau » ! Il est plein d'admiration pour un camarade tel que Robert qui malgré ses forces chancelantes parvient à diriger de longues discussions, à insuffler de l'enthousiasme, alors qu'il faut lutter d'heure en heure pour se maintenir en vie...

« Stani » parle peu mais a la voix chaude qui communique de l'entrain lorsque « rien ne va plus ». Il est plein d'attentions pour le vieux camarade « John » qui malgré son âge et sa complète surdité, tient fermement à la vie. Les sentinelles ne respectent pas le vieillard et rudoient cet homme aux épaules voûtées...

« Corneille » donnera un exemple magnifique de renoncement. Garçon plein de santé et de vie, on le voit tous les jours tristement dépé rir. Il est voisin de Myra. Ils peuvent se donner la main par dessus le mur car un espace de cin­quante centimètres environ est libre entre le plafond et les cloisons des cellules. Cette poignée de mains journalière est si fraternelle, si vraie, qu'el­le donne du courage pour longtemps et lors­qu'un soir on vient chercher Corneille pour la séance de torture habituelle tout le monde est convaincu qu'il tiendra. C'est un partisan; ses instructeurs ne l'épargneront pas.

Il revient une heure plus tard : il délire et gémit sur sa paillasse, pleure et crie dans son rêve : qu'ont-ils fait, les salauds ! Et quelques minutes après : «Jeanne, j'aime tes beaux yeux».

Chacun a le cœur serré. Corneille est aimé comme un frère. Non, les fascistes ne l'auront pas, ils auront peut-être raison de son corps, mais ils n'auront jamais son âme !

Vis-à-vis de Myra loge un citoyen soviétique, qui malgré sa qualité de diplomate est astreint à la même vie que les autres. Le seul privilège fut celui de pouvoir conserver ses habits civils... Il confie qu'après un séjour de plus d'un an dans une prison allemande où il avait été transféré, son séjour à Breendonck lui est pénible. Il n'a d'ailleurs jamais su ce qu'on lui reprochait. « Dani » est aimé de tous. Il a la voix très douce et s'exprime dans des termes choisis comme un vrai diplomate, et demeure imperturbablement calme. Il n'exprime jamais une idée sans avoir réfléchi, pesé le pour et le contre et donne dans toute son attitude l'impression d'un cerveau bien bâti, d'un être parfaitement équilibre. Il fut en maintes discussions l'homme de science, le guide dans les appréciations politiques. Le seul reproche qu'il fit une seule fois a Myra c'est d être trop cassante dans ses réponses, de parler de manière à ne pas admettre de contradiction. Sans doute était-il choqué dans sa finesse de diplomate.

II y eut aussi le parachutiste canadien « Willy », descendu en Belgique pour la préparation du deuxième front. Il parle en technicien, cite des chiffres, fait des pronostics assez précis au sujet de l'évolution de la guerre, mais lorsqu'on lui pose une question du domaine politique, il répond : « Je m'excuse, mais la politique n'est pas ma branche, je suis un technicien militaire ».

Il explique un peu la vie en Angleterre où, dit-il « le socialisme fait certainement des progrès, puisque même les dames de la haute société sont obligées de donner quelques heures de leur temps libre pour la communauté ».

Lorsqu'on lui fait remarquer que le même système existait pendant la guerre sous le fascisme allemand, il répond en souriant : « Je m'excuse, ce n'est pas ma spécialité. »

C'est le même Willy qui en sa qualité de technicien militaire élabora un plan d'évasion. Il a constaté un jour que la porte de sa cellule ferme assez mal. Lorsque le loquet extérieur n'est pas poussé à fond, il parviendra peut-être à reculer la barre suffisamment loin avec le manche d'une cuillère par exemple et la porte pourrait céder... Plusieurs jours de suite il fait l'essai.

On charge Bob de monter une garde sévère Un beau matin après une heure d'efforts assidus le loquet cède sans dégâts, la porte s'ouvre.

Le groupe réprime avec peine un «Hourra ! »

Aussitôt l'imagination forge des plans. Willy se chargerait de désarmer la sentinelle, de lui prendre le trousseau de clefs, d'abattre le deuxième, le troisième gardien, jusqu'au poste de garde. Là il faudra couper les fils téléphoniques, abattre encore quelques S.S. — On s'informe du nombre d'hommes armés dans le camp, de la situation des lieux... On demande l'avis des camarades. Certains sont un peu réticents, n'ont pas confiance. On interroge les deux femmes que certains considèrent comme un frein pour la bonne exécution du plan. Les femmes de s'indigner et d'offrir au contraire leur aide, car disent'elles, il faut bien se rendre compte que rares seront ceux qui sortiront vivants de ces lieux; les uns seront pris comme otages, les autres mourront de privations ou de maladie, d'autres ne tiendront pas sous les mauvais traitements. Donc il vaut mieux courir le risque.

Ah ! si seulement on pouvait avoir la complicité de l'extérieur. Mais par qui pourrait-on mettre au courant ? Cette section est précisément celle qui n'a aucun contact avec l'extérieur. Le plan en reste là. (6)

*
*       *

Le camarade qui donna le plus bel exemple de patience et de résignation fut «Marc».

Il éprouvait un tel mépris pour ses chiens de garde, qu'il trouva même inutile de montrer son indignation. Il restait impassible et sa physionomie était un masque. Cette attitude demandait une énorme tension des nerfs; aussi «Marc», maigrit plus rapidement que d'autres.

Mais sous le masque hermétiquement clos vis-à-vis de ses boureaux, se cachait une âme d'une sensibilité extrême. La chambrée l'appelait généralement « Le Merle » car sa manière à lui de crier sa révolte était de siffler pendant des heures les plus beaux morceaux de musique classique.

Il affectionnait particulièrement un concerto de Mendelsohn et de Beethoven qu'il reproduisit dans tous les détails, avec les moindres nuances. Il charmait ses compagnons de chambrée et les comblait de joie aux moments où le désespoir les gagnait. Le Merle se rendait-il compte combien il réchauffait les cœurs ? Jamais il ne se fit prier et il mettait dans les notes si douces, un accent, une chaleur qui communiquaient un peu de son âme généreuse.

Un jour cependant, le Merle ne put chanter : une camarade mêlée à son affaire venait d"être conduite dans une cellule vide pour l'espace de quelques heures seulement. Elle avait a peine subi les coups; tous l'avaient entendue crier et tous les cœurs battaient pour elle. Lorsqu'elle vint dans la chambrée elle supplia le « Post » pour qu'il lui donne un verre d"eau : il osa déclarer sans broncher qu'il lui était interdit de donner à boire. Ce ne fut qu'aux insistances des autres camarades qu'il alla chercher une gorgée d'eau. Il le fit à pas de loups, comme un voleur, de peur d'étre vu et puni...

Marc, après la confrontation avec cette camarade, fut encore battu et revint comme ivre dans sa cellule. Il s'évanouit. Pas une plainte ne sortit de sa bouche et il se contenta d'appeler son meilleur copain : « Oscar ! Oscar ! Oscar ! » qui l'encouragea de son mieux.

Le compagnon de cellule de Marc, un certain « Piet », partisan flamand, de la région d'Anvers, soignait Marc comme un enfant. De tempérament et d'éducation diamétralement opposés, ils s'entendaient à merveille. Cette amitié constitue le plus beau défi aux théories qui veulent opposer les races.

Le 7 novembre, sur proposition d'un camarade de Selzaete qui se moquait avec l'accent sympathique de sa contrée « van die smerige brazelettekes » (7), on pria Marc de fêter l'anniversaire de la révolution par l'exécution de la neuvième symphonie de Beethoven. Il rappela en quelques mots le sens de cette symphonie écrite contre la tyrannie de l'Empereur et pour la liberté des Hommes.

La même musique fut exécutée à chaque fois qu'un membre du groupe le quittait pour rejoindre ses frères dans la fosse commune.

Il faut savoir dans quelles conditions on venait sélectionner les otages.

La veille de l'exécution le Lieutenant passait devant chaque cellule et venait ouvrir les guichets pour vérifier si les numéros figurant sur la liste correspondaient avec ceux que portaient les prisonniers. Il s'attardait plus particulièrement devant l'un ou l'autre exactement comme le boucher qui vient choisir les plus belles bêtes pour l'abattoir, et cette insistance du regard faisait penser : « cette fois ce sera mon tour ».

Fin novembre 1942, on apprit par le cuisinier, car c'est lui qui communiquait régulièrement les nouvelles, qu'un attentat avait été perpétré contre un membre de la Wehrmacht et qu'on menaçait de prendre des otages. Les jours qui précédèrent la décision firent régner dans le camp une atmosphère de terreur et de profonde détresse. Les uns se disputaient davantage, d'autres remplissaient à fond leur rôle de mouchard, d'autres enfin se serraient plus fraternellement les coudes.

On savait que les otages étaient en majorité sélectionnés à Breendonck. Le numéro de chacun pouvait à tout moment être inscrit en tête de liste.

Le matin de l'exécution, vers 10 heures, alors que personne de la chambrée ne se doutait encore de la décision intervenue, le Lieutenant tit subitement irruption dans la casemate et donna l'ordre d'enlever les menottes à tous ceux qui en avaient encore.

La joie fut immense.

«Armand » qui portait les menottes derrière le dos depuis très longtemps déclara qu'il « redevint un homme », Marc trouva qu'il était « aussi libre qu'un oiseau en cage ». Plusieurs autres bénéficièrent de cette mesure, notamment Myra.

Allait-on enfin améliorer le sort des torturés ? Cette décision était-elle en rapport avec les évènements ? On savait par Frans ou par les journaux que de temps en temps un camarade réussissait à voler au cours d'un interrogatoire, que l'Armée Rouge avait définitivement maintenu la ruée vers le Caucase et qu'en Afrique la situation des armées alliées était solide.

Dès lors, une première pensée vint à l'esprit : les hitlériens commencent à trembler, ils pourraient changer de tactique et adoucir un peu la manière de traiter leurs victimes.

Un prisonnier hélas, a tellement besoin de se donner du courage, de s'accrocher au moindre espoir pour lui rendre le goût de vivre, qu'il a tendance à interpréter chaque évènement en sa faveur. Plus d'une fois il dut se faire une raison et voir la triste réalité.

Cette fois encore l'espoir était faux.

Les menottes qui délivraient les uns devaient servir à enchaîner ceux qu'on conduirait dans quelques heures au  poteau d'exécution...

*
*       *

Une heure après la distribution de la soupe aux choux qui avait le seul mérite de réchauffer un peu, on entendit fermer toutes les grilles extérieures dans un bruit de ferrailles qui résonnera longtemps aux oreilles de ceux qui ont dû vivre ces moments les plus tragiques du camp.

Grand branle-bas. Tout le monde doit se rassembler dans la cour en bon ordre.

C'est à ce moment seulement qu'on réalise ce qui va se passer.

Le Lieutenant de sa voix la plus mauvaise et la plus rauque crie quelques numéros,

C'est la loterie des hommes.

Chacun tend l'oreille.

Le silence est insupportable.

L'appel des dix noms est maintenant terminé. Il y en a deux qui font partie de la chambrée de Myra.

Le camarade « Jean » de Bruxelles-Evere, partisan, s'incline courageusement devant le sort.

« Roger », ouvrier wallon salue ses copains calmement; il considère son sacrifice comme une suite logique de ses agissements. Il exprime un seul regret « de ne pas avoir abattu quelques salauds de plus ». C'est lui qui transmit une magnifique recette d'une panade reconstituante « à manger en famille, lorsque nous serons libres et qu'il s'agira de prendre de nouvelles forces pour le combat » avait-il déclaré.

Il avait connu le monde, avait fait la guerre d'Espagne et montrait un détachement extra ordinaire en face de la mort. Ni exaltation, ni démonstration superflue. Il est mort, simplement comme un brave. Ses compagnons ne trouvaient certes pas que sa mort fut une suite logique de l'activité de Roger; ils jurèrent tous de le venger. 

Roger, avant de partir eu de bons mots d'encouragement pour son jeune élève et camarade de lutte « Yvon », le benjamin de la chambrée. Yvon pleura à chaudes larmes et gémit comme un petit enfant lorsque dans la cour on entendit distinctement citer le nom de son meilleur ami, à peine d'un an plus âgé que lui et qui figura parmi les otages. Le compagnon de cellule d'Yvon et vétéran du groupe, un flamand de la région de Tongres, 65 ans, calma le petit de son mieux. Il le chérissait comme son petit-fils. Hélas, huit jours plus tard, Yvon fit partie d'une deuxième fournée d'otages...

C'était un samedi après les douches. On  avait une nouvelle fois entendu craquer les gonds des grilles extérieures.

Le Lieutenant vint chercher Yvon; on l'autorisa à sortir sans cagoule et redressant fièrement sa jeune tête d'adolescent — il avait à peine 18 ans — il passa comme un soldat devant ses camarades.

Tous sentaient que celui-là mourrait en chantant la symphonie de Beethoven...

Il avait déclaré un jour « que cela lui était bien égal de mourir mais qu'il était si triste pour sa pauvre mère qui n'avait qu'un seul enfant... »

*
*       *

Les autorités du camp donnent lecture de l'ordonnance d'exécution d'abord en langue allemande, puis dans les deux langues nationales.

Les noms des 10 sont répétés distinctement.

On entend un bruit de menottes suivi d'un roulement de moteur. Le bétail est embarqué. Une portière se referme d'un bruit sec.

Dernières recommandations : « Celui qui désire l'assistance de l'aumônier est prié d'en faire la demande. Celui qui tentera de s'évader sera fusillé sur le champ ».

Quelques jours avant son exécution, Yvon avait reçu l'autorisation d'écrire à sa mère. Il en était si heureux. Il ne se doutait pas que c'était sa lettre d'adieu qu'il a signée :

« Ton fïls qui t'aime, mais qui ne perdra jamais courage ».

Ces jeunes vies s'en vont et leur sacrifice fait éclater un chant de colère et de victoire !

Après une minute de silence à la mémoire de tous ces héros, le Merle lance les premières notes de la Symphonie. Personne ne pourra jamais l'interrompre car ces accents vibrent encore dans tous les cœurs.

Marc avait décidé de composer une symphonie à la victoire que tous espéraient plus proche et plus belle. Il siffla quelquefois le thème fondamental qui fut accompagné d'une récitation de « Louise »   :

Un cri de colère longtemps étouffé 
Monte des camps, des cachots, des prisons 
Où chaque soir l'on se prend à rêver 
D' une aube de lutte et de libération.

Un cri de douleur sépare les mères 
Des fils tombés volontaires par milliers 
Les jeunes suivront l'exemple de leurs frères 
Que jamais ils ne pourront oublier.

Un cri de vengeance assomme les traîtres 
Ces lâches complices, suppôts des tyrans 
La canaille n'est plus et le peuple, ce maître 
Forgera le bonheur de ses beaux enfants.

Un cri de victoire achève le combat 
Anime les cœurs gonflés de fierté 
En avant ! Camarade ! Emboîte le pas 
Arrache la conquête de tes chères libertés !
 

Depuis lors, le Merle s'est tu.

Les bourreaux fascistes ont martyrisé son corps, mais ne lui couperont jamais les ailes. Son inspiration doit revivre un jour dans les thèmes d'une « Symphonie Fraternelle »

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V. — LA LUTTE CONTRE LA MORT

Il fallut inventer pour se distraire de l'obsession de la mort dont la menace pesait chaque jour davantage.

Les sujets de conversations et de discussions ne manquaient pas. Chaque fois qu'un « nouveau » s'installait, on lui faisait subir un interrogatoire serré.

Le seul qui ait donné entièrement satisfaction par ses réponses fut Piet Jacobs d'Anvers. Il était parfaitement au courant du moindre incident diplomatique, de la position exacte des états neutres, alliés ou collaborationnistes, du rapport des forces, des traités, économiques. Chacun pouvait lui poser n'importe quelle question, mais comme il fallait veiller à ne pas se faire prendre, il s'agissait de dominer la curiosité et remettre la séance jusqu'au lendemain. Piet fit preuve d'une patience admirable pour contenter tout le monde. Chacun se souviendra de sa belle tête blonde au front haut et droit, mais on se demandait avec angoisse combien de temps la constitution peu robuste de ce camarade allait supporter le régime.

Certains s'étonnèrent sans doute qu'on put examiner les traits des différents compagnons de captivité. Voici. La moitié des cellules fermaient avec une porte à grillage. Ce système n'était pas fait pour permettre au prisonnier de se distraire, bien au contraire, il avait pour but de faciliter le travail des sentinelles qui pouvaient ainsi mieux observer les mouvements de chacun. Myra dit un jour pour résumer l'impression de tous, qu'elle se sentait exactement pareille à ces chiens exposés à l'étalage d'un magasin de la rue Neuve à Bruxelles où tous les passants s'arrêtent avec curiosité. Les passants de Breendonck ce furent des policiers de la Gestapo, l'infirmier ou le médecin, le Commandant, Major ou Lieutenant, la femme cavalière qui venait régulièrement faire l'inspection des animaux et vérifier sans doute si aucun n'était mort. Le bruit des chaînes, des menottes et de gamelles complétaient parfaitement cette image...

Ainsi, au moment de la toilette matinale, lorsqu'on ouvrait les portes une à une, il y avait un court laps de temps avant de poser la cagoule, que chacun utilisait pour dire un amical bonjour. Ce simple regard ou mouvement de la tête répété tous les jours servait de coup de fouet pour ranimer les défaillants, car personne n'osait faire voir une mine triste : il fallait avoir la force de sourire, de se montrer plus ferme qu'en réalité. L'on se doute, en effet des luttes morales que chacun dut mener, luttes parfois si aiguës que la Gestapo les exploitait à son profit.

L'instinct de conservation de tout être est tellement profond que pour se jeter délibérément dans la mort héroïque il faut un autre mobile plus puissant encore qui parvienne à dominer toute considération d'intérêt personnel.

Ce mobile peut-il être, par exemple, l'intérêt matériel ?

Evidemment non. On a vu des antifascistes sincères sacrifier volontiers toute une fortune pour sauver leur tête.

L'amour sous toutes ses formes peut-il être suffisamment fort ?

Non. On a vu des femmes très énergiques donner leur mari et réciproquement. On a même vu des pères et des mères donner leurs enfants !

Est-ce la conscience de la responsabilité dans l'organisation dont on a accepté librement la discipline ?

Ce sentiment peut être un frein très puissant à toute tentative de trahison bien qu'on ait vu des caractères trop maléables se laisser prendre comme des enfants à la première mise en scène dont la Gestapo avait la spécialité, ou encore céder sous l'intensité de la souffrance physique et morale. Certaines souffrances morales pouvaient être si aiguës qu'elles aboutissaient à l'affaiblissement progressif de la volonté de résistance.

La conscience de la responsabilité peut exister aussi bien chez le chrétien sincère, le démocrate convaincu, le socialiste honnête, que chez le communiste. Myra et beaucoup de ses camarades l'ont ressenti lorsqu'elle pensait : « Je n'oserais plus regarder les camarades en face...»-

Tout le problème est là.

On n'est pas un être humain doué d'intelligence, de sensibilité et de cœur si on se laisse glisser sur le terrain dangereux de concessions aux pires ennemis de l'humanité.

La notion de « responsabilité » parvient à dominer l'instinct de conservation au point de faire taire en soi tout égoïsme, toute sensiblerie mal placée. En concentrant toute la voloné autour de cette réalité bien concrète, puisque la vie des autres en dépend, on peut neutraliser la souffrance physique.

Même certains qui étaient accidentellement mêlés à une affaire politique ont eu devant la Gestapo une attitude admirable où l'équilibre et le bon sens ont triomphé de toutes les ruses. Il ne leur fallut pas une éducation spéciale pour haïr et mépriser « ces policiers qui s'occupent de ce qui ne les regardent pas. » Ils avaient en eux le sentiment profond de collaborer à l'œuvre commune en refusant toute concession.

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*       *

Pour mieux illustrer l'intensité du désarroi de certains camarades dont la police avait réussi à réduire systématiquement la faculté de résistance, le camarade Dh... s'écria un jour. :

« Camarades, je désire vous parler ! Il en « est parmi nous qui n'ont pas une attitude suf fisamment énergique devant la Gestapo. Moi-même j'ai faibli après avoir subi une dizaine de fois les tortures que vous connaisses tous. S'il le faut, je les subirai encore, mais je ne me sens plus maître de moi... Je vous demande de ne pas tourner le dos à ceux qui cèdent devant la force. Ils ont tort, je sais, leur caractère n'était pas asses ferme. Mais il faut malgré tout les encourager à ne pas aggraver les dégâts, leur tendre fraternellement la main dans l'intérêt de ceux qui doivent encore continuer le combat ! Si vous me donne votre appui moral je me sentirai moins abandonné en présence de ces bougres qui peut-être viendront me chercher... En avant ! Pour la victoire de la démocratie ! »

Ce furent les derniers mots de Dh...

La veille, sa voisine « Louise » avait reçu un billet rédigé en ces termes :

« Chère Louise, je n'en peux plus. Je sens que je n'ai plus de souffle, que la vie s'éteint en moi comme une veilleuse qui n'a plus d'huile. Parfois je me surprend à manger les morceaux de chaux qui tombent des briques fraîchement maçonnées et... si humides. Je m'en f... pour moi, mais j'ai une femme et une fille que j'aime par dessus tout.

« Pourrais-tu proposer aux camarades de me faire parvenir pendant quelques jours deux, trois miettes de leur ration de pain ? Tous ces petits morceaux réunis me feraient un supplément appréciable et cela me permettra peut-être de surmonter ma défaillance. »

La réponse ne se fit pas attendre. Mais le troisième petit paquet de pain envoyé maladroitement par dessus la cloison tomba dans le couloir. Ce fut le drame.

Croyez-vous que la sentinelle aurait fermé les yeux et mis le pain en sûreté ? Personne n'en aurait jamais rien su. Mais non, ce gardien n'eut rien de plus pressé que d'aller montrer le paquet au Lieutenant.

Résultat : Louise fut menacée du fouet : « Un deuxième acte d'indiscipline, et on verrait ce qui l'attendait ! ». « Vous avez semble-t-il du pain en trop puisque vous pouvez faire des distributions !»

Dh... reçut des coups de cravache.

Des scènes de ce genre rendaient tristes pour toute la journée. Un tel dégoût montait au cœur qu'on en avait des nausées. Si encore on avait pu se venger sur quelqu'un, crier tout haut la haine qui s'accumulait, là, dans la poitrine. Mais non, toujours se taire, se taire, se taire, être résigné à son sort.

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*       *

On peut se demander si ces militaires allemands de service pour surveiller le camp étaient tous des hitlériens. N'y avait-il aucun parmi eux qui manifestait parfois sa sympathie pour les prisonniers ?

Une seule fois un gardien qui était chargé de rester auprès de Myra pendant qu'elle mangeait sa soupe, profita de ce qu'il était seul et après s'être assuré que personne ne pouvait l'entendre :

— Moi aussi j'ai été en prison en Allemagne. On prétendait que j'étais communiste parce qu'au café j'avais dit que je n'aimais pas la g... de ceux qui portaient la chemise brune. C'était en 1936. J'habite la région de la Sarre. Chez nous il y en a beaucoup qui se taisent mais qui n'en pensent pas moins.

Et pourquoi se taisent-ils ?

Parce qu'on nous fait peur. Vous voyez bien comment vous êtes traités ici.

Puis en dodelinant de la tête et regardant les menottes qu'il tenait à la main :

Quel sale métier que le nôtre !

Un S.S. fit entendre ses bottes. Le gardien se tut.

Un mois plus tard le contingent de militaires qui gardait le camp reçut l'ordre de partir pour le sud de la France. C'était au moment de l'affaire de Toulon. Dans l'esprit de ces soldats, c'était la révolution en France ! Et ils étaient envoyés là-bas pour y mettre de l'ordre.

Le nouveau personnel se composait principalement de bavarois.

Seraient-ils meilleurs que les autres ?

Se serait l'occasion de les attirer. Les premiers étaient trop bien stylés, peut-être réussirait-on à avoir une certaine influence sur ceux-ci, à leur expliquer que ces prisonniers n'étaient ni des bandits, ni des voleurs comme on leur faisait croire.

Les efforts de Myra et de ses compagnons ne furent pas infructueux. Chacun y déploya le maximum de psychologie et ce qui lui restait de forces. On avait chargé les femmes d'essayer d'entrer en conversation; de cette manière lorsqu'elles étaient prises sur le fait il y avait une chance d'être moins puni. Mais comme les deux femmes étaient considérées comme bêtes dangereuses, ce travail ne fut pas facile.

On obtint cependant de certains « Post », malgré l'interdiction du Lieutenant, de fermer 1a porte la nuit, de manière à garder toute la chaleur dans la pièce. Il faisait un froid de loup, et la porte étant close on put mieux dormir. D'autrès permettaient d'avoir de la lumière de temps en temps pendant la journée, de rester une heure de plus sur la couchette le matin, enfin la plupart au lieu de circuler constamment dans le corridor central pour surveiller, se contentaient de stationner à l'entrée. Cela permit les longues conversations, les concerts et même les chants en sourdine.

Il fallut discipliner les prisonniers trop bruyants qui abusaient parfois lorsque Bob avait annoncé « un bon 22 ».

Dans l'ensemble toutefois, il était remarquable de constater combien les jeunes de moins de trente ans de la génération entièrement formée sous le régime hitlérien étaient plus durs et plus arrogants que leurs aînés.

Un vieux troupier d'une cinquantaine d années posa souvent un regard de pitié sur Myra, sur Jacques, sur Robert et leur dit : « J'ai aussi des enfants, là-bas », en faisant un signe lointain.

Quelques-uns osaient rire entre eux de certains ordres du Lieutenant mais la grande majorité après un séjour de quelques semaines et après avoir reçu les leçons habituelles se laissaient dominer par la peur.

—«»—

    
VI. — CHANT FUNEBRE

Tous les torturés ont du passer aujourd'hui à la visite médicale.

Celle-ci sert non pas à dépister la maladie et la soigner mais à permettre aux autorités du camp à établir des statistiques et à isoler éventuellement les incurables.

Chacun doit se faire peser. Les résultats sont catastrophiques.

— Que pèses-tu Georges ?
— 54 ! J'en pesais 78 il y a deux mois...
— Et toi ?
— Maigri de 20 kilos.
— Et toi Myra ?
— Maigrie de 15 kilos.
— Et toi Robert ?

Il hésite à répondre.

— N'aies pas peur, dis-le moi, chéri...
—38 kilos...

Myra est suffoquée mais trouve la force de dire en plaisantant :

  Au moins tu as de la ligne !

Mais l'état de Robert s'aggrave de jour en jour. Or, il est lui-même médecin. Il sait exactement jusqu'à quelles limites l'organisme humain peut résister. Il sait qu'il mourra bientôt d'épuisement.

Un matin il se réveille avec de terribles crampes d'estomac et du ventre. Les douleurs sont atroces. Il crie de mal pendant des heures.

Sa femme est là, quelques mètres seulement les séparent. Elle entend tous ses cris, se représente ses traits amaigris, la torsion de tout le corps à chaque nouvelle crampe, elle voit le désespoir dans ses yeux.

Cette fois c'en est trop... La voix est faible lorsqu'elle dit : « Courage Robert, je suis près de toi... ».

Mais Robert songe qu il serait si doux de sentir le bras de sa compagne sous la tète toute brûlante de fièvre, de tenir la main dans la sienne et de la pincer pour avoir moins mal... Mais non. Rien que cet oreiller de bois, cette planche sans ressort qui rend la douleur plus aigüe et les mouvements si pénibles.

La sentinelle est attirée par les cris du pauvre Robert qui n'en peut plus. Il s'excuse vis-à-vis de ses compagnons et d'une voix entrecoupée :

— Vraiment je ne pourrais pas m'empêcher de crier. Demandez qu'on me mette à l'infirmerie.

La sentinelle ne sait que faire, n'ose pas prendre de responsabilité... Il est VERBOTEN d'amener un prisonnier à l'infirmerie sans examen médical préalable.. !

Les cris de Robert deviennent si perçants que le « Post » se décide finalement à isoler le malade, non pas à l'infirmerie, ce serait contraire au règlement, mais dans une cellule froide tout au bout du camp de manière que personne ne l' entende ...

Robert, dans cet état, doit marcher sur une distance de cent mètres, personne n'est là pour le soutenir.

Les camarades lui crient tous: «Au revoir!» Le lendemain la crise s'est un peu apaisée et Robert revient dans sa cellule. On téléphone immédiatement la nouvelle à Myra.

Alors chéri, cela va un peu mieux ?

Et Robert de répondre un :

— O. K. ! qui rend tout le monde joyeux. 

Les semaines passent. 

Le médecin qui circule de temps en temps devant les cages :

Tiens, il n'est pas encore mort... C'est un dur celui-là. C'est étonnant comme l'organisme humain peut résister longtemps. Il faudra que je note ce cas dans mon livre de statistiques.Je vais prescrire un peu de levure, cela maintiendra en vie pendant un petit temps encore...

Hélas, Robert dut subir une dernière séance de tortures.

Un beau jour on remmena, on entendit des cris horribles et il ne revint plus.

On rapporta que Robert mourut après avoir été mordu par des chiens...

Après cette épreuve suprême la Gestapo estima que Myra pouvait avoir un peu de repos. On la remit à la prison de St-Gilles d'où elle disparut un jour pour une destination inconnue.

*
*       *

La symphonie de Marc comprendra un beau chant funèbre : de toute la chambrée de Myra,  trois seulement ont survécu...

Un camarade autrichien fut tellement battu un jour qu'il revient avec une épaule démise et hurla de mal pendant des jours et des nuits. Il partit début décembre 1942, sans doute pour être conduit à la potence.

Un chef du parti communiste hollandais se faisait appeler « Ko » ou « Jo ». Son compagnon de cellule, Jean, du Limbourg se fit son interprète auprès de nous car « Ko »  souffrait d'une surdité assez prononcée. Ils discutaîent tous les jours   d'un autre sujet pour faire passer le temps : théâtre, littérature, économie politique. Jean conseillait aux autres d'en faire autant. « C'est mieux que de se chercher les poux », disait-il ! « Ko » est mort à Breendonk à la suite de mauvais traitements. Jean n'est pas revenu d'Allemagne..

« Pépé », wallon de vieille souche, amusait par ses récits de voyages, mais au travers des plaisanteries on sentait une âme forte. Qu'est' il devenu ?

Le journaliste anversois Driessens laissa aussi une forte impression.

Au retour d'une séance de torture les sentinelles ne voulurent pas lui venir en aide, malgré son évanouissement : «Es wird schon gehen» (8) disaient-ils. Lorsque Driessens se ranima il raconta comment ses bourreaux avaient chuchoté entre eux en le désignant d'un air narquois :

— C'est encore un de l'espèce de ceux qui chantent l'Internationale au moment d'être fusillé !

On imagine combien cette réflexion augmenta le courage de Driessens pour supporter la souffrance.

Qu'est-il devenu ?

« Piet », un autre anversois — décidément tous les flamands s'appelaient « Piet » — fit partie de la deuxième série d'otages. Avant de par tir il recommanda aux camarades de prendre soin de son petit enfant qui avait également perdu sa maman. Il ajouta qu'il ne regrettait pas avoir travaillé dans la résistance, malgré ses devoirs paternels, parce que travailler contre le fascisme et pour la démocratie était le moyen le plus sûr de sauver ses enfants d'une nouvelle guerre.

Un camarade catholique «Roger» s'indigna à juste titre de ne pas avoir pu disposer de son livre de prières. Il fut un peu dépaysé au début mais après quelques jours c'est lui qui posait le plus de questions et entrainait les autres. Il était chef d'un groupe de résistance et prit beaucoup d'accusations à sa charge pour sauver d'autres camarades : « un petit revolver de plus ou de moins, disait-il, cela a si peu d'importance!»

On lui fit remarquer toutefois qu'il ne devait pas se prononcer si ouvertement sur sa responsabilité car parmi les habitants de la casemate il était certain que la police avait pu glisser des mouchards.

On put constater qu'un prisonnier travailleur mis dans la chambrée pour quelques jours de punition avait rapporté au Lieutenant une conversation que deux copains avaient eue à voix basse  Ces faits ne se sont plus reproduits, par la suite on fit preuve de plus de prudence

Un grand nombre de résistants ne firent qu'une apparition assez brève, tel ce partisan de Bruxelles arrêté sur le fait, jeté au cachot et fusillé le lendemain, tel « Carlos » transporte a l'infirmerie parce que trop malade.

Que sont-ils devenus ?

Tous eurent leur part de souffrances et communiquèrent aux autres un peu de leur vie intérieure, de leur âme de combattant.

—«»—

  
VII. — FINALE

On ne pourrait effacer le souvenir de tous ces braves. S'ils ont eu le courage de tenir la tête haute, de ne pas avoir peur de la mort c'est parce qu'ils savaient que même s'ils devaient perdre la vie et précisément parce qu'ils abandonnaient tout ce qu'elle contient de beau et de bon, leurs pensées et leurs actes revivraient dans beaucoup d'autres.

Ils savaient que leur exemple se multiplierait au cours du développement de la guerre mais que la victoire certaine sur le fascisme ouvrirait la route à la construction d'un monde opposé à celui de la barbarie national-socialiste où le libre épanouissement de chaque individu se réaliserait dans l'harmonie, où chaque homme ne serait plus un rival ou un concurrent de l'autre, mais un ami.

Non, ils ne sont pas morts en vain.

S'il est permis aux survivants d'aimer encore la vie, ils l'aimeront plus en profondeur en faisant fructifier au travers de leurs actes l'expérience acquise dans la souffrance, en construisant sur un moule plus solide, en rappelant constamment qu'il faut éliminer de la société les forces destructrices qui la rongent encore.

Il appartient aux survivants d'immortaliser les morts en créant les conditions de développement du juste, du beau, du bien qu'ils ont défendu sans compter.

Alors seulement, tous ces sacrifices auront un sens humain.                 

Il est impossible que ces années horribles où des hommes assassinaient au nom de la civilisation, où ils traitaient les êtres comme des instruments, comme des jouets pour satisfaire leurs passions sans le moindre respect de la personne où ils prenaient le droit de l'abattre pour le simple fait d'avoir pensé logiquement et généreusement, n'aient pas laissé de traces dans les cœurs, dans la chair de ceux qui jurèrent de venger dignement leurs frères.

Cette fraternité là est indissoluble et contient en elle une source inépuisable de réalisations.

Il faut entendre l'appel des morts pour permettre aux vivants de mieux vivre. C'est cette dernière victoire qu'il faut gagner en luttant chacun tous les jours avec plus d'ardeur dans l'entente fraternelle de tous ceux qui veulent sincèrement leur bonheur et celui des autres.

Puisse le souvenir des morts réveiller toutes les énergies, toutes les bonnes volontés pour aider à construire un monde libre où chacun travaillera selon ses capacités, pour les loisirs et le bien-être de tous.

Cette manière-là et la plus digne de ceux qui simplement aimaient l'humanité !

FIN.

(1) La musique et les paroles de cette chanson ont été composées par un prisonnier.
(2) Voici, ma chérie, du pain blanc pour toi ! Bon appétit!.
(3)  A  qui  avez-vous  remis  ce  pain?
(4) Venez-ici !
(5) Nous n'avons jamais su exactement ce qui s'était produit, mais rRobert en revenant un jour d'un interragotioire déclara à sa voisine « qu'on l'avait brûlé ». — Nous n'aimions pas de connaäitre ces horribles détails. On pouvait se les représenter... pouvait
(6) Ayant quitté le camp fin décembre 1942, je ne sais ce qu'il est devenu du projet.
(7) Il désignait par là les menottes qu'il portait depuis^près de trois mois.
(8) Cela  ira  bien!
 

Mentionnné

Armand
Bob 1
, 2, 3
Carlos
Corneille 1, 2
Georges 1
, 2
Depelsenaire, Emile
Jacobs, Piet
Jacques 1
, 2
Jean
Jeanne
Ko 1, 2
Le Merle 1, 2, 3, 4 
Louise 1, 2
Marc 1, 2
Oscar
Pépé
Piet a
Piet b
Robert 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Roger a 1, 2
Roger b
Yvon 1, 2
Willy 1, 2, 3
  

 

Camps

Breendonck