Victor Trudo, BREENDONCK, Le camp du silence, de la mort et du crime
Edition J. Duipuis &  Fils, Charleroi-Paris, 1944  

Voici le texte de la lettre qu'Emile Maufort écrivait quelques heures avant de mourir 

Bruxelles-Saint-Gilles. le 19 avril 1943. 

A ma Maman, mon Papa et ma petite Sœur,

Cette lettre, mes trois chéris, est la dernière que vous recevrez de votre fils. Elle va vous causer bien de la peine. Mais, hélas ! je vous demande bien du courage pour la lire.

Quand vous la recevrez, j'aurai fini de vivre. Le Tribunal militaire m'a condamné à mort, je dois être fusillé demain mardi 20 avril 194S, à 7 heures du matin. Mes dernières pensées sont pour vous. Je vous écris de ma cellule, à la prison de Saint-Gilles. Peut-être ces lignes vous sembleront désordonnées. Excusez-moi, j'ai peur de ne pas vous dire tout ce que mon âme exprime.

La première chose, la plus importante : je vous de­mande pardon devant Dieu de la grande peine que la triste nouvelle va vous causer. Mais j'espère que vous serez forts, très forts tous les trois, afin de supporter cette dure épreuve.

Pour ma part, n'ayez aucune crainte, la seule chose que je regrette est la douleur que je vous cause. La mort me trouvera très courageux, soyez-en sûrs. Lorsque je vous ai quittés, j'avais l'espoir que notre séparation serait courte et que de beaux jours viendraient pour nous quatre. Il ne sera plus de beaux jours.

Pour vous, il ne sera plus que le souvenir d'un grand garçon qui dans sa courte vie vous aura causé bien des tourments et bien des soucis. Pour moi, l'espoir de nous voir réunis dans un monde meilleur.

Je relaterai ici les menus événements de ma vie de détenu depuis le triste moment de mon arrestation.

Lorsque je vous ai quittés, la nuit du jeudi 31 décembre 1942, je fus conduit à la prison de Charleroi et mis en cellule de passage. J'y fus bientôt rejoint par quatre autres civils des environs de Roux et Courcelles, arrêtés vers la même heure que moi.

Le matin du Si, donc le même jour, après nous avoir servi notre déjeuner, un morceau de pain et une tasse de café chaud, on nous réunit à une vingtaine de détenus dans le hall de la prison et l'on procède à l'appel de nos noms. Ensuite, nous sommes chargés en camion et dirigés vers la caserne d'infanterie, où quatre autres camions sont chargés également de détenus. Nous sommes en tout 84, je crois, acheminés vers Bruxelles par un temps déplorable : îl neige abondamment.

Nous passons Bruxelles vers midi et arrivons au camp deconcentration de Breendonck dans l'après-midi. Là, on nos vêtements civils en échange d'uniformes mili-taires de l'Armée Belge ; on   nous  rase   également  les cheveux.

Vers 6 heures du soir, nous sommes départagés dans chambres du fort. Pour ma part, je me trouve avec prisonniers des environs de Charleroi arrivés dans le même transport. Jusqu'à mon départ de Breendonck, j'ai eu en eux de bons camarades, surtout en ..................., qui fut très bon pour moi. Il fut là-bas mon frangin, comme nous nous appelions. Si vous le pouvez, remerciez-le pour moi quand vous le pourrez.

Quelque temps après, on nous réunit dans une autre chambrée, où nous sommes plus nombreux (48) et où je retrouve une connaissance. A son retour, allez le remercier de ce qu'il fit pour moi. Il me soutint moralement dans les moments de cafard, mais n'a pas toujours su me comprendre, comme le fit si bien mon ami Honoré, avec qui j'avais formé bien des projets. Demandez-lui qu'il remette un dernier souvenir de ma part aux autres amis de Breendonck. Pour beaucoup d'entre eux, j'espère y avoir laissé le souvenir d'un bon camarade.

Vers la mi-janvier, on nous mit aux travaux de déblaiement à l'intérieur du camp, travaux tres durs, surtout pour ceux qui n'étaient pas habitués. Nous y travaillions toujours lorsque le 1 er avril, dans la matinée, après l'appel, on nous réunit, 45 d'entre nous, et l'on nous remet nos vêtements civils ; les mieux informés parlent d'un convoi pour l'Allemagne. Au juste, on ne sait rien. On part, c'est tout. Seuls des camarades du début viennent avec. Nous sommes conduits à la prison de Saint-Gilles et logés en commun.

Le lendemain, vendredi, nous sommes répartis en cellules, par quatre. Je m'y trouve avec .............. Ces noms ne vous disent rien, sans doute ; ils étaient chefs de groupe de l'organisation dont je faisais partie. Bientôt le projet de nous évader mûrit parmi nous. Il causa notre perte. Nous avions à cette fin commencé à scier un barreau de notre cellule, lorsque le hasard fit changer nos projets.

La nuit du lundi 5 au mardi 6, il y a juste quinze jours, la porte de notre cellule étant restée ouverte, par quel mystère encore maintenant nul ne l'a compris, nous en profitons pour assaillir la sentinelle au cours de sa ronde et lui prendre ses clefs — nous croyions du moins qu'elle les possédait — afin de libérer nos camarades et nous enfuir en commun. Mais, hélas ! ces clefs ne nous permettaient point de sortir du bâtiment et nous étions toujours prisonniers, mais, hélas ! dans d'autres conditions ; nous fûmes mis en cellule séparément.

Nous en sortons le lundi 11 avril matin, afin de passer devant le Tribunal militaire, qui nous condamne à mort tous les quatre. On nous autorise néanmoins à introduire un recours en grâce. Jusqu'à il y a quelques heures, j'ai fermement espéré en celui-ci et prié Dieu afin qu'il nous soit accordé. Mais cette grâce nous a été refusée, et ce jour, à 18 heures, le Tribunal nous a appris la confirmation de notre peine. Nous devons être fusillés demain 20 avril, à 7 heures du matin.

A l'énoncé de ce jugement, ma seule pensée a été pour vous, mes trois chéris. Quel coup terrible cela va être pour vous, et comme il vous faudra bien du courage lorsque vous apprendrez la triste nouvelle. Votre fils, que vous espériez tant revoir, ne vous sera plus rendu. Et pourtant, j'avais formé de si beaux projets pour après mon retour. Comme je m'étais promis de bien vous chérir, après la peine que vous aurait causée notre séparation. Hêlas ! je ne vous reverrai même plus, cette dernière grâce m'ayant été refusée. Je vous écris, c'est tout. Je vous écris pour vous demander pardon comme je ne saurais assez le demander. 

Pauvre maman, comme tu vas souffrir ! Et pourtant, il faut être forte, très forte quand tu apprendras la nouvelle. Il faut vivre, crois-moi, pour mon papa et ma petite sœur; il faut vivre pour toi. Il ne faut point que mon sacrifice soit inutile. Toi aussi, papa, tu dois être fort, pour toi d'abord, pour maman et Paulette ensuite. Je compte sur toi pour les aider à supporter leur douleur. C'est la guerre, que veux-tu, et je ne suis qu'un soldat qui tombe comme tant d'autres tombent dans tous les coins du monde. Tu dois te taire à cette idée, je sais que cela sera très dur, mais il le faut, et je suis persuadé que tu le feras, que tu comprendras que notre mort n'est point inutile, que notre sacrifice n'est point vain et que notre mort, pour être moins glorieuse, n'en est pas moins celle d'un soldat.

Je te demanderai beaucoup du courage, à toi aussi, petite soeur chérie, et que je regrette ne pas avoir chérie beaucoup plus. Ta douleur sera grande, je le sais, mais ton courage devra être de même. Tu es la seule qui reste à présent pour supporter nos parents. Tu n'es plus une petite fille, tu es une femme ; comme une femme, tu seras forte. Je te demanderai de prier beaucoup pour moi. Je sais que tu le feras déjà pour toi, fais-le également pour moi. J'ai beaucoup prié depuis mon arrestation, et cela me fut d'un grand réconfort. D'ici quelque temps, je l'espère, tu feras ta vie, petite soeur, tâche de bien la faire. Montre-toi femme honnête, bonne épouse, prends exemple sur notre chère Maman qui est si bonne, si douce, et que je n'ai su récompenser comme je l'aurais dû de toutes ses bontés. Tu auras une famille ; à nouveau, prends exemple sur la nôtre, si belle au temps des beaux jours. Mais avant tout, je te demande, jusqu'à leurs dernière jours, de bien veiller sur nos parents. Je t'adresse ce vœu comme une prière. Il faudra le respecter en souvenir de moi et tâcher, par tes bons soins, tes caresses, de leur adoucir la peine que je leur aurai causée.

Je dois également vous dire une chose qui vous réconfortera quelque peu ; j'espère que ce sera beaucoup plus tôt : je meurs chrétien. Dans quelques heures, à 3 heures, je crois, j'entendrai la Sainte Messe et communierai pour la dernière fois. On nous a remis des livres saints : Evangile, Missel, etc., et un chapelet. Je les dédie à ma petite sœur, ainsi que la copie de deux prières : « Invocation à la Sainte Croix » et « Prière à Sainte Rita », que j'ai récitées bien des fois à Breendonck et ici. Vous embrasserez toute la famille pour moi.   Tout d'abord, Oncle Joseph  et Tante Joséphine.  Eux aussi auront du chagrin, j'en suis sûr. Je les remercie de toutes les bontés qu'ils   ont eues pour moi. Pauvre Tantine, à toi aussi j'aurai  causé  bien des tourments; je compte - également sur toi  pour supporter maman. Embrassez Tante Félicie, Oncles Félicien, Alphonse, Augustin, Joseph, Parrain Jules, Parrain Léon, tous enfin qui m'aimaient bien, je le sais, et à qui j'ai beaucoup pensé.

J'espère qu'ils conserveront de moi un bon souvenir. Je n'oublie pas non plus nos deux prisonniers, qui auront bien de la peine à l'annonce de la triste nouvelle.

J'adresse une pensée particulière à nos deux fiancés, Georgette et Pol, et leur souhaite une vie heureuse à tous deux. Qui aurait cru qu'un aussi bel événement que leurs fiançailles serait suivi d'une aussi brutale séparation ? Grâce à eux, nous aurons passé de dernières belles heures ensemble. Je m'excuse si j'oublie ici un membre de la famille. Je les embrasse tous bien fort une dernière fois.

Je vous demanderai aussi, chers parents, de remettre mon dernier souvenir à tous les amis que j'ai pu avoir. Tout d'abord, notre chère Henriette, à qui ce sera le tour de supporter Maman dans l'épreuve qu'elle traverse. Dans quelques heures, j'irai rejoindre notre petit François. Bon souvenir à ce cher vieux « Solid' », à Aimée et Willy, à qui je souhaite un mariage heureux, et demande de bien veiller sur Poulette ; je compte beaucoup sur eux pour cela. Chez les Bailleux également, qui furent pour moi de vrais amis et qui seront également bien peines lorsqu'ils apprendront la nouvelle.

Ne pas oublier Marcel et Elise, Emile Van Acker et sa femme. Je remercie ici Marcel et Emile de l'attention qu'ils ont eue pour moi pendant ma courte carrière de coureur cycliste.

Je te demanderai, Papa, d'aller à l'Arsenal remettre une dernière pensée de moi aux amis. Tout d'abord au Commandant Ledieu, qui, je le crois, fut toujours content de mes services, ainsi d'ailleurs que les autres officiers pompiers. Ensuite, au bon camarade que fut pour moi Ernest Gonne. A toits enfin, Xavier, Willy, Gaston, etc. Aux amis de Chez Astrid également, à la gentille camarade que fut pour moi Camélia et à ses parents.

J'oublie certainement de citer des camarades, mais à tous je leur adresse une dernière pensée, aux amis de Thy-le-Château, à mon ancien chef M. Dargent, etc. Ne pas oublier M. Gérard et le remercier de l'attention qu'il a eue pour moi au cours de mes études.

Je ne vois vraiment plus qui citer, mais si j'oublie quelqu'un, pensez-y pour moi.

Nous avons été autorisés pour la dernière nuit à être réunis deux par deux, je suis ici avec Frans Michiels, qui, de même que mot, écrit à sa famille. Notre moral est bon à tous les quatre ; il le faut, nous saurons tomber en hommes.

Je ne sais plus que vous dire, chers parents, et j'ai peur d'avoir oublié quelque chose. Toujours cette même idée : implorer votre pardon. Je prie Dieu, afin qu'il me l'accorde.

Je ne vois plus rien d'autre à vous dire, mes trois chéris, qu'à vous demander à nouveau du courage.

Je viens d'être confessé ; dans quelques minutes, je pourrai entendre la sainte messe et communier.

Je vous adresse donc un dernier adieu avant d'aller rejoindre tous ceux qui nous sont chers et qui nous ont déjà quittés et à qui nous serons réunis tous les quatre un jour. De Là-Haut, près de ma chère Bonne-Maman, je prierai afin que vous puissiez vivre de beaux jours encore.

Adieu, mes chéris, bon courage.

Votre fils, qui jusqu'à la dernière heure a pensé à vous,

EMILE.