GvdB 0695  Tables de poèmes   Prison/Camps  Intervieuw concernant Cardijn

Haulot, Arthur - Si lourd de sang. Poèmes. [Chant devant l'angoisse & Chant devant la mort. Ecrit à Saint-Gilles, 27.12.41; à Mauthausen, juillet-nov. '42; à Dachau, nov.'42 - juin '45 et à Bruxelles, printemps '46], Bruxelles, Est-Ouest/ La Maison du Poète, [1946], 51 p., ill.

  

Tables des poèmes

Avertissement    
Chant devant l'angoisse 

I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI

Chant devant la  mort

I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV

Prisons et camps

Il a été tiré de cet ouvrage
vingt-six exemplaires sur Hollande
marqués A à Z; deux  cents  exemplaires  sur  papier  édition  vergé,
numérotés de 1 à 200, constituant l'édition  originale.

EXEMPLAIRE 114

  

A ma femme

  

Portret van A. Haulot getekend door Pierre-Louis Flouquet.

 

De tout ce qui est écrit, je n'aime que ce
que l'on écrit avec son propre sang. Ecris
avec du sang, et tu apprendras que le sang
est esprit

                                Zarathoustra

Avertissement

 

J'ai longtemps hésité à publier ceci. Le lecteur de poèmes cherche dans sa lecture, d'ordinaire, une joie de beauté, un plaisir de l'esprit, à moins que ce ne soit la transfiguration d'émotions, de pensées, de rêves, d'inexprimé qu'il a connus lui-même ou qui, à tout le moins, appartiennent au domaine de ce qu'il peut lui-même éprouver, concevoir. Rien de semblable ici. Les conditions dans lesquelles sont nés ces poèmes m'interdisent de croire à un rapport quelconque entre eux et ce qu'on est en droit d'attendre d'un réel travail d'art. Mieux que tout censeur, je puis mettre le doigt partout où gisent des défauts. Sur un autre plan, je sais qu'étant reflets d'un monde absolument, essentiellement différent du monde d'habitude, ils n'ont aucune chance de retrouver, chez des êtres soumis aux seules vicissitudes d'une existence humaine, des échos fort profonds. Sans doute aurais-je pu corriger, transposer. Qu'on me pardonne de ne l'avoir pas fait. Mais j'étais et je suis prisonnier de ce drame auquel je fus partie. Si mes poèmes de prison ne sont riches que d'angoisse, ceux qui les suivent ne sont lourds que de sang.

Les voici sans retouches autres que de détail. Tels qu'ils sont, ils étaient dans ce carnet qu'un jour je fis clandestinement parvenir à ma femme, avec une lettre d'ultime adieu. Je devais être fusillé le lendemain matin. Si je cède aujourd'hui à l'instante demande de quelques camarades, c'est sans illusion sur la portée que pourront avoir ces chants nés en enfer. Mais peut-être que, pour quelques-uns parmi les rescapés, pour de plus rares encore parmi ceux qui ont échappé à notre destin, ils rendront tout de même leur son de vérité.

Pour moi, je formule égoïstement ce vœu, que de se voir enfin projetés hors de moi, ils me délivrent un tant soit peu de la hantise qui, si longtemps après le cri de Liberté, me tient encore.

A. H.
Noël 1946.

 

Chant devant l'angoisse

 

I

Te voici ramené aux limites précises d'un corps tranché du monde
Tes doigts tombent privés de ce prolongement magicien des gestes
L'élan des muscles durs se brise sans objet
Qu'importe à tes regards d'avoir pu — hier, jadis —
deviner l'alouette au milieu des nuées
Ils n'ont pour se poser désormais que l'arête impassible des murs
Tes oreilles n'ont plus que la joie du silence
Il n'est plus d'autre voix que dans le souvenir.

II

Sans saveur à tes lèvres
sans poids à tes paupières
glissent jours après jours
sur le lac du visage
Des tourbillons secrets
animent les grands fonds
A ta gorge voici
ce goût de sang de boue
de larmes et de rires
d'un passé oublié fidèle filigrane
Tu ne sais si tu rêves
ou si tes mains ne fendent
un fantôme de temps.

III

Cœur isolé de feu
 la rosée des mots n'apaise plus ta fièvre
Le silence s'emplit de l'appel de tes flammes
Buisson ardent planté au centre du désert
les vents des horizons inclinent ta puissance
Fustige ta douleur de fouets d'étincelles
pour mieux dompter ton âme
Attentive vestale
une image sans voix brûle ne se consume
impalpable et pourtant douce comme la terre.

IV

Ton âme est coque vide où croissent sans
obstacle les algues de la haine.
Tu ne connaissais pas ces fleurs au lourd parfum
Au réseau capricieux des nerfs les voici belles
Tu ne peux soutenir à tes yeux opposé
leur éclat vénéneux
L'effroi se mêle en toi de sombre jouissance
à découvrir ton sang chargé de ce poison.

V

Toute mort est mensonge
Aux parois de ce cœur que tu crois insensible
voici que rebondit l'écho d'autres malheurs
Il te fallait subir les leçons du mépris
jaillissant de ta chair
Aux flammes de tes yeux tes paupières descendent
ce corps puissant se tasse au sol et se calcine
il ne sera bientôt qu'un peu de cendre grise
un dernier rougeoiement de malédiction.

VI

Il te faut oublier jusqu'à ce poids de corps
d'où te venaient la joie et la chaleur du sang
Enfant tu balbuties une langue inconnue
trébuches aux détours d'un domaine ignoré
Aveugle sans écho tu n'es plus qu'âme vive
Le fleuve s'est tari
qui roulait hier encore entre tes hautes rives
Tu recueilles aujourd'hui parmi les alluvions
les trésors déposés au caprice des crues.

VII

Te voici net de peurs
Adossée au ciel blanc la souffrance s'incline
en salut vers ton front
un clair alléluia soulève ta poitrine
Les mirages du temps qu'il était doux de vivre
ne te soient ni douleur ni soif mais souvenir
Qu'ils passent devant toi sans même soulever
la poussière du cœur
Recueilles en tes mains sans frisson l'eau des songes
la douceur du baiser que forme cette bouche
ce sourire d'enfant ces rires éclatés
avec le bruit que font les gousses de genêts
ces collines où glisse une lumière blonde
ces arbres dont la joue s'afraîchit de buée
Le port où finira le voyage périple
n'émeut le voyageur à l'heure du départ.

VIII

Tu retrouves ainsi les lents cheminements
d'un passé lourd d'images
toi mon père aux mains dures
taillées dans ce bois qu'elles ont mille fois
tué ressuscité
mon père aux yeux lavés d'amertume à la face
jamais souillée par aucun renoncement
toi ma mère si bien brisée
par les orages multitudes
tes tempes se creusent en coupes
pour la douleur et la fierté
et tous ceux là nos compagnons
morts ou vivants ayant au front
dans la parole de leur bouche
le miel et le feu d'une étoile
vivants et morts liés
de même volonté vous êtes la lumière.

IX

Le soleil vibre encore entre les mausolées
Une poussière naît du sol et de la mer
Aux parois de ton cœur
résonne la rumeur des peuples disparus
grondement étouffé
que brusque un coup de vent fait enfler et tu cries
surpris à découvrir si proches dans ton âme
des fanfares de voix vivantes
Voici dans ta mémoire
le poids de nos talons martelant le pavé
des routes quotidiennes
et le sable et la glaise
Voici l'appel de voix belles d'être de feu
dans la nuit des usines
éclairs illuminant les fronts appesantis
d'un peuple délivré du dégoût de soi-même
parce qu'il a touché à sa propre beauté
Voici brasier d'âmes
les douze compagnons aux tempes étoilées
dévorés du message
Statue tu entends se défaire le temps.

X

Les hurlements des chiens ont tant meurtri ta chair
jusqu'aux ongles tu es un appel de vengeance
Pour maudire l'écho ne t'est plus nécessaire
ta rage s'affermit d'un visage vivant
Tu es balance d'ange haines
amours égales
Amours nourris de haines haines d'amour gonflées
quels aquilons plus forts hâteraient la conquête
de ce cœur bondissant d'avoir touché la mort
Quel flux plus généreux pourrait ressusciter
soulever le bateau ensablé qui s'enivre
de connaître la chair et le goût de la mer ?

XI

Tu rêves maintenant de ces temps étonnés
où les enfants pourront abandonner la peur
des ronronnantes nuits
Est accompli le tour de ton âme ignorée
Homme seul te voici tes deux grandes mains pleines
de ton amour de ton courage et de ta haine
Eponge replongée aux fonds marins le cœur
s'enchante d'un sang neuf et déjà reconnu
O joie des matins frais collines balancées
de brouillard et de feu
rochers illuminés dans l'êcrin des prairies
eaux tremblantes 'de nuit aux songes échappées
rire d'un merle gris d'avoir bu la rosée
aux fleurs d'un cerisier
goût de poisson vivant de rivière de glaise
parfum de nénuphars et d'algues allongées
saveur des soirs de juin dans les herbes mâchées
envol d'oiseaux jetés de leurs nids à l'azur
La vie éclatera comme un cri de soleil
deux larmes laveront l'âcreté de tes plaies

 

Chant devant la Mort

Au ciel écartelé la mort fremit de joie
Depuis longtemps elle n'a eu pareille fête
Quelque part un enfant sans voix longuement pleure.

 

I

Où gît le compagnon aux tempes de lumière
au cou brune colonne où je mordais ma joie
aux longs yeux d'eau
aux lèvres de pomme pour ma soif
La longue flamme de son corps
des vents trop étrangers l'auraient-ils dispersée ?
Ombre fuyante au lumineux sillage
mon cœur trop douloureux s'essouffle à la poursuivre
En vain
En vain aussi mes yeux se font-ils nacre dure
à fouiller ma mémoire
ne me vient plus de lui nulle image précise
Je ne puis contempler que mes paumes avides
ivres de son désir !

II

Petite fille entre les hauts sapins
tes pas dansants ont enchanté mes yeux
Jusqu'aujourd'hui sur un chemin sans ombre
mêlant ta joie à celle des oiseaux
tu t'en allais soulevant la lumière
sous tes pieds nus et je rêvais pour toi
d'un long bonheur au parfum de bruyère
Mains de maman contre le sort sont vaines
Voici ta danse hésite et s'interrompt
ton pas divin devient un pas d'enfant
ton clair regard se double de pensée
une autre voix nous blesse toutes deux
quand tu me pries
                            — Maman quand revient-il ?

Yeux grands ouverts tu entres dans la vie.

III

Je m'endors près de la mer
et son  lent souffle soulève
mes cheveux lissés de vent
O mer grise sœur des veuves
je t'offre en présent des perles
plus amères que tes eaux
larmes  lourdes à mon cœur
Mon visage s'afraîchit
sous ta patiente caresse
Je m'endors et sur mes lèvres
glisse un peu de la lumière
dorée de l'horizon.

IV

Père de toute chose
ayez pitié de moi
Au ciel noir de ma vie
s'il y a des étoiles
elles sont les chagrins
les peines les douleurs
surgis à chaque pas
flétrissant chaque rêve
Père de toute chose
ayez pitié de moi.
Votre Vierge Seigneur
n'a souffert que la Croix
et la mort de son fils
J'ai le faix de l'épouse
et celui de la mère
Père de toute chose
ayez pitié de moi.
Marie a pu baiser
les plaies de Jésus
Mon fils à moi se meurt
loin d'ici mais je sens
mes veines se vider
une seconde fois
Père de toute chose
ayez pitié de moi.
A mes lèvres prenez
le souffle  qui me  reste
portez-le lui là-bas

V

Sur ton lit de douleur je te revois ô mère
ainsi qu'aux derniers jours d'une mourante paix
Je regarde tes yeux aux paupières fanées
tes yeux si longuement lavés du sel des larmes
qu'ils avaient le ton mat des choses du passé
Et voici dans mon cœur et voici dams mes veines
les chagrins oubliés les douleurs anciennes
jalons que je connus au long de ton chemin
Tes tristesses de femme et tes peines de mère
sont à mes doigts noués les gros grains d'un rosaire
Mon cœur s'appesantit et je courbe le front
navré de ne pouvoir te demander pardon
pour ce monde brûlant du feu de nos passions
où peuvent trouver place et la lutte et le sang
l'âpreté du combat la fierté de la mort
mais non l'âme de paix et d'amour des mamans.

VI

Un paysage de montagne
fait de lumière et de grandeur
s'offre à nous et nous accompagne
sur notre chemin  de douleur
Nous aurions pu peut-être ensemble
le découvrir et l'admirer
mais tu es loin Je le contemple
avec les yeux du condamné
Et je sais que si tu arrives
un jour ou l'autre jusqu'ici
tu auras des peines trop vives
et de trop angoissants soucis
pour t'enchanter de cette image
car c'est l'ombre du compagnon
et de son douloureux visage
que tu chercheras sur ces monts.

VII

Aux limites lointaines
de ce cœur inconnu
tu écoutes monter
un brouillard de prières
si léger c'est un peu
de vapeur aux naseaux
du bétail au matin
dans un pré de ciel bleu
Prières balbutiées
par des lèvres d'enfants
du temps qu'il y avait
des maisons des jouets
de longues mains de femmes
nouées de ferveur
et des yeux de bambins
inondés de soleil
Cloches aux soirs de neige
en de vastes campagnes
les voici s'élevant
sur les abois de faim
de terreur et de mort
dont se glaçait ton sang
Tu refermes les yeux
sur des larmes nouvelles
si douces qu'à les boire
se dénoue ton âme.

VIII

Camarade inconnu à la tête éclatée
ta mort avait fait taire un pinson mais déjà
l'écho s'est apaisé et le chant a repris
Les longs sapins aussi pour un instant figés
ont retrouvé déjà leur doux balancement
Camarade inconnu j'ai peur et je t'envie
La peur ! la peur je l'ai au ventre autant qu'au cœur
et mon esprit pourtant s'enchante tristement
à caresser la mort
II n'y a qu'un instant les coups qui t'assaillaient
décomposaient ton sang et t'arrachaient des plaintes
blanches  de rage et d'impuissance
Ta femme dieu et ta maison
et tes enfants et ton  bonheur
patiemment construit chaque jour
ta rnère morte ton enfance
tout cela faisait une ronde
fantômes aux bras emmêlés
devant tes yeux hallucinés
Et chacune de ces images
était un coup plus dur que ceux
qui te martelaient la poitrine
Maintenant te voici gisant sous cette toile
et nul ne saurait plus connaître ton visage
Etais-tu Fritz, Albert, Boleck ou Michael
es-tu venu de l'Est du Sud ou de l'Ouest
ce soir encor tu ne seras
qu'un peu de fumée puante
que nous mâchons avec le pain.

IX

Bœuf pesant obstiné à tracer son sillon
tu t'entêtes poussant un sang pâle en tes veines
à vivre encore
Sais-tu que le soleil est mort depuis longtemps
Seul un vol de corbeaux fuyant ce ciel le strie
Quelle folie d'espoir t'oblige à respirer
en ce noir désert d'âmes
ou serait-ce la peur de clore les paupières
— Oui la faim fait danser des lamelles de feu
par devant mes prunelles et la terreur s'étend
à chaque battement de mon cœur affolé
Mais il est ce matin un gel pur au grillage
filigrane savant posé devant l'azur
et les longs peupliers font un défilé d'anges
Je ne puis croire encor que toute joie soit morte
tant qu'un peu de beauté me caresse les yeux.

X

Douce d'un goût de miel est la faim dans la bouche
la faim des premiers jours
si douce qu'il te faut fermer longtemps les yeux
comme pour un baiser
Farouche aux yeux de feu est la faim dans le cœur
la faim qui longtemps dure
si farouche qu'il faut serrer
les dents serrer pour ne pas éclater
Immonde à défaillir est la faim qui s'étale
étend son gargouillis
immonde dans la face et les gestes des hommes
reflets d'âmes pourries.

XI

Tu comptes les douleurs et les peines passées
et tout ce temps perdu pour la joie et l'amour
Tu revois le regard de la seule compagne
ton enfant endormi sans t'avoir embrassé
Ton cœur se fait tout simple et lourd dans ta poitrine
Tu n'es plus que cet un taillé comme les autres
qui ont envie de vivre ainsi que des chevaux
fiers de leurs dos puissants du bruit de leurs sabots
des rubans de soleil passés à leur crinière
Tu te vois si petit petit devant la mort
Tu ne sais plus pourquoi tu l'as voulu braver
La clameur de ce peuple immense des usines
celle qui te chauffait le coeur à cent degrés
celle qui te faisait décrire l'avenir
un grand pré de joie bleue et de lumière d'or
cette rumeur est morte à la porte du bagne
Il ne reste qu'un grand silence monotone
pour venir battre encor de ses flots sans couleur
l' îlot où te voici
Prends dans tes mains ce front et comprime ce cœur
Ecoute au fond de toi ces voix qui ressurgissent
ces voix de travailleurs trébuchant de fatigue
ces voix qui martelaient des mots si lourds de sang
Revois-tu ces images : une femme en cheveux
un enfant de dix ans sur les bras de son père
ce vieux mineur cousu des coups bleus du charbon
et ces têtes ces fronts par milliers par millions
dans les cités d'Europe et les villes du monde

XII

Une main
une main toute seule
une main pour le pain
une main pour l'amour
une main pour le jour qui se levé
et pour l'oiseau qui chante
une main pour cueillir la noisette
et l'offrir à l'enfant
une main pour saisir solidement l'outil
et pour saisir le sein
et pour saisir la vie
une main pour le feu et l'eau et le soleil
une main et ses doigts où le sang coule rouge
au travers de la lampe
une main d'homme
avec tout ce miracle de gestes et de signes
qu'elle contenait pour toute une existence
une main
et ses ongles carrés comme l'était le front
et ses muscles ses veines
et son duvet soyeux pour la joue de la femme
sa force quand soudain elle devenait poing
et laissait éclater la colère de l'homme
une main rien qu'une main
vivante c'était hier
Aujourd'hui
ce n'est plus qu'un débris rejeté sur le sable
une épave entre cent
ses os nus font plus mal à l'âme qu'un long cri
Tout autour de la main il y a la clairière
et ces hommes ces femmes qui pleurent sans bouger
leurs mains à eux vivantes
autour de la clairière il est un paysage
et le monde s'étend tout autour de la main
le monde sans chaleur sans foi et sans amour
un monde où pousseront tout à l'heure de terre
des millions infinis d'autres mains d'autres morts.

XIII

Un jour d'entre les morts il reviendra vers toi
mais il ne sera plus cet homme d'autrefois
toujours ivre de joie insoucieux du sort
Plus que sa chair encor son âme s'est meurtrie
abordant ces régions sinistres où la vie
fait plus de mal aux yeux qu'une image de mort
Non pour lui ne va pas apprêter ta pitié
les signes de malheur à ses lèvres gravés
sont pour son cœur durci la plus grande fierté
S'il a pu tant souffrir, c'est pour la liberté.

XIV

O morts
laissez-nous donc !
détachez-vous de nos épaules
que nous puissions nous redresser
mêler cet élan de nos torses
aux jeunes arbres du verger
aux forêts aux choses qui montent
vers un air neuf de liberté
Nous vous avons portés vos plaies contre nos plaies
nous avons réchauffé vos bouches de nos bouches
et partagé le pain
le dernier qui restait
et pris sur nous les coups encor à vous chercher
Nous vous avons donné de notre sang à nous
et forcé notre cœur nos nerfs et nos poumons
pour vous gagner encore un seul instant de vie
un éclair de soleil à vos yeux si meurtris
Nous vous avons perdus
mais toujours et quand même
nous vous avons portés avec nous et partout
vous respiriez viviez haletiez avec nous
et les soirs et les nuits et les matins si blêmes
vous étiez là toujours louve accolée au loup.
O morts nos pauvres morts tellement misérables
nous avions peur de vous presqu'autant que regret
Vous étiez cette image nue impitoyable
de ce que nous serions de notre devenir
Pourtant
comme l'enfant assise au bord d'un incendie
berce avec des sanglots sa plus chère poupée
nous vous gardions serrés sur nos cœurs ravagés
puisant au souvenir de vos tristes visages
plus de rage pour vivre et de foi pour lutter
Mais aujourd'hui
ah qu'aujourd'hui votre pardon nous vienne
d'avoir eu plus de chance et d'avoir survécu
Voyez
nous voudrions nous aussi prendre élan vers la vie
et humer les parfums nouveaux surgis de juin
nous voudrions avancer nos paumes tâtonnantes
vers cette chevelure ou ces lèvres d'enfant
ou brusquement serrer d'une étreinte géante
une femme riant aux gestes de soleil
Mais nous avons ce poids de mort à nos épaules
vos bras si décharnés sont plus forts que nos bras
notre rire a pour nous l'accent du sacrilège
et nous devons durcir notre cœur pour braver
le regard de vos yeux farouchement ouverts.

XV

C'est par un jour d'été prodigue de lumière
l'heure où sur les pommiers assis comme des femmes
chantent les merles noirs enivrés de soleil
que tu retrouveras la terre où tu es né
Et toute la clarté lumineuse de l'air
et le parfum des fruits mûris sous le grand ciel
et la joie palpitante aux ailes des oiseaux
tout cela tout d'un coup s'emparera de toi
Dans ta bouche le goût des pommes de jadis
dans tes yeux la splendeur des rosés tant aimées
dans tes poumons la  force  éternelle  du vent
dans tes jambes la joie profonde de la terre
Tu te sentiras naitre une seconde fois.
Un enfant inconnu s'approchera de toi
et ton cœur bondira : quoi si grande déjà
Une femme à ton front posera le baiser
de retour et de paix Tu étendras les mains
La fatigue d'un coup lâchera tes épaules
aux gestes de tes doigts frissonneront les arbres
étonnés les oiseaux reconnaîtront ta voix
Du passé se défont les amères images
Jeune dieu tu reprends le chemin du bonheur.
Quelque part un enfant sans voix se met à rire
et le ciel s'illumine
Merles et alouettes
les oiseaux du bonheur jaillissent de sa bouche

Apaisé le monde des hommes
est une tranche de pain frais
où s'étend le miel de la joie.

Saint-Gilles, 27-12-41.
Mauthausen, juillet-novembre 42.
Dachau, novembre 42-juin 45.
Bruxelles, printemps 46.