Paul Halter, Numéro 151.610, d'un camp à l'autre,
Paul Halter, Merry Hermanus, Collection la Noria, Editions Labor, 2004

Pour commander l'ouvrage au prix de 11,98€ (port compris): info@auschwitz.be

Texte    Tablet    Print (44 p)

Table de matières  Préface  Photos  Interview Auschwitsstichting

 

Noria : machine hydraulique à godets favorisant l'irrigation.
La Noria : collection qui propose une autre irrigation du champ de l'actualité par une alimentation critique du flux de l'information ; collection dirigée par Marie-Paule Eskénazi.

Visitez notre site
http://www.labor.be

Photo de couverture : Paul Halter - Mise en page : François Henry
© 2004, Éditions Labor, Quai du commerce, 29 1000 Bruxelles
ISBN 2-8040-1898-9 D/2004/258/44

Collection la Noria

Table des matières

Table des matières
Préface
Les fricadelles de la Maison du Peuple
De la surprise à l'engagement
Les "vrais faux papiers" fatals à mes parents
La guerre de "Stéphane"
Dans le "Convoi des Belges"
Mineur de fond
Une survie d'esclave
Photos
151.610 sur le chevalet
Revenir ? Oui, mais pourquoi ? Pour qui ?
Lenteurs et détours d'un officier russe
Deux yeux dans l'escalier
Présentation de la Fondation Auschwitz
Lexique
Notes
Arrière page

Noms mentionnés
Camps

 

Pour Paule,
Dont les yeux m'ont libéré.

Paul HALTER
 

Pour Sophie Thys,
Destin inaccompli,
Amour éternel.

Merry HERMANUS

 

Je remercie sincèrement tous les amis qui m'ont permis de mener à bien ce retour au passé. Je pense particulièrement à Jean-Claude Janet et Vidal Sephia, compagnons de captivité qui ont comblé certains trous de mémoire, à mes cousins Michelle et René Suardet, Anne-Françoise Ponthus, Erika Amariglio, Marcelle et Marcel Foubert, qui m'ont aidé de leurs conseils. Mes plus vifs remerciements à Marcella Salerno sans qui ce travail n'aurait pas été possible.

 

Préface

J'ai rencontré Paul Halter, il y a près de trente ans.

C'était l'époque où il tenait une boutique dans la galerie du Roi, au cœur de Bruxelles tant aimée. Souvent, pour ne pas dire tous les jours, Paul organisait des déjeuners entre amis. Nous avons fréquenté le Roma, jusqu'à sa disparition. Par la suite, on se retrouvait dans divers restaurants, nombreux dans le quartier. À l'époque, ils n'étaient pas encore devenus de sordides pièges à touristes. Je me souviens d'agapes mémorables.

Parfois nous étions plus d'une dizaine à table. Certes, nous faisions du bruit, mais c'étaient des repas d'amis. L'humour et la fraternité y étaient les ingrédients essentiels où l'important était la conversation et non ce qui se trouvait dans l'assiette. À l'époque, jeune et fringant chef de cabinet, quelquefois, je parvenais à entraîner certains ministres. Le repas prenait alors des proportions particulières, il n'était pas rare que l'on se quitte au milieu de l'après-midi, l'ambiance ayant été exceptionnelle. Je conçois facilement que certains "pisse froid" ou dogmatiques ne puissent comprendre l'attrait qu'avaient pour moi ces fantastiques déjeuners où je n'emmenais que les ministres qui partageaient notre sens de la fraternité.

C'est ainsi que progressivement je découvris l'homme qui se cachait derrière le joyeux compagnon de table.

Discret et pudique sont les qualificatifs qui conviennent le mieux à Paul Halter. Je constatais qu'il ne parlait jamais de la résistance ni de sa captivité. C'est au fur et à mesure de nos conversations que j'appris son histoire, ce qu'avait été sa lutte dans la résistance et ses souffrances dans l'enfer concentrationnaire.

Petit à petit les faits, les événements m'apparurent. Jamais il n'en faisait état spontanément. Je perçus ainsi combien la perte de ses parents restait une plaie ouverte et combien il s'en voulait 60 ans après de leur avoir fourni de "vrais faux passeports" qui les entraîneraient dans un piège mortel.

J'ai assisté aux efforts gigantesques qu'il a déployés pour créer en Belgique la Fondation Auschwitz , devant constamment slalomer entre les multiples obstacles communautaires, politiques et linguistiques.

Il est le premier à organiser des voyages d'étude à Auschwitz où des témoins racontent leurs souffrances à des groupes d'enseignants ou d'étudiants. Certains osèrent critiquer cette initiative sous prétexte qu'elle se déroulait pendant la Pâque juive ! Il parut même un article dans un journal de la capitale. Ceci démontre que d'aucuns, à défaut d'avoir eu l'idée d'organiser ces voyages, avaient un sens parfaitement développé du lobbying, ce que Paul n'a jamais eu !

Cet incident ridicule et obscène me fit comprendre que Paul n'appartenait à aucune coterie. Certains ne lui pardonnent pas son indépendance face aux multiples branches de la communauté juive et surtout on lui en veut d'être efficace et concret, de réussir à faire passer son travail de mémoire parmi les jeunes et les enseignants. Depuis, ses contradicteurs se sont rattrapés et organisent eux aussi des voyages d'études à Auschwitz.

Il est évident que Paul Halter n'a pas protesté ! Jamais il ne s'est voulu le propriétaire exclusif du malheur qu'il a vécu. Ce n'est pas lui qui s'est mis en avant dans la triste affaire des croix qu'une communauté catholique avait dressées à l'entrée du camp. Cela, ce n'est pas son combat. La médiatisation n'est pas son fort.

Sous sa direction, la Fondation Auschwitz est devenue une importante organisation dont l'activité de collectes de témoignages, d'études, de publications, de visites à Auschwitz fait autorité. Il faut savoir que la Fondation Auschwitz s'est lancée dans ce travail bien avant que Spielberg n'y investisse des millions de dollars pour faire ce qu'avait modestement initié Paul Halter des années auparavant.

Là aussi, il aura été le premier. Pour ses adversaires c'est impardonnable, d'autant plus que Paul, assumant sa judéité sans complexe, n'a jamais été sioniste. Il est resté fidèle au bundisme de son père et de son grand-père. Aujourd'hui, bien sûr, son cœur saigne lorsqu'il voit les images des ignobles attentats qui endeuillent Israël.

Mais là aussi, on peut dire que Paul Halter est un juif atypique, très loin du "politiquement correct" des diverses tendances de la communauté juive en Belgique. Tout cela sans rejeter le judaïsme.

Une anecdote décrit fort bien son attitude.

Voici quelques années, il avait fait l'ascension du mont Sinaï. Un groupe de juifs se tenaient au sommet et voulaient prier mais ils n'étaient que neuf. Ils demandèrent à Paul de se joindre à eux.

Lui, l'athée, accepta volontiers. Il rejoignit le groupe par respect pour ce site fabuleux où le présent rejoint le passé éternel, où chacun peut redécouvrir ses racines, où croyants et incroyants captent leur part d'éternité, les uns la voient en Dieu, les autres dans l'histoire et le destin des hommes.

Paul Halter est donc avant tout un franc-tireur, « un Sioux qui ne marche pas en file indienne », un homme dont le caractère parfois abrupt cache une grande sensibilité. Lorsqu'on ne le connaît pas bien, on peut être heurté par la grande franchise de son langage, par son manque de nuances. Quand on creuse un peu, on découvre un homme qui, à 82 ans, reste profondément marqué par les épreuves atroces qu'il a dû traverser.

Non ! Aujourd'hui encore, il n'a pas pardonné à celui qui dans un souffle à Auschwitz, lui a annoncera sans ménagement la mort de ses parents gazés dès leur arrivée au camp.

Non ! Aujourd'hui encore il n'a rien oublié. II reste à jamais, une âme meurtrie.

Paul Halter n'a pas la mentalité de l'ancien combattant qui sans cesse raconte Sa guerre.

Chez lui le passé revient par bulles, de façons intermittentes, au fil de conversations qui m'ont fait comprendre quelle avait été son action pendant la guerre, quelles avaient été ses souffrances à Auschwitz.

Il m'a fallu lui arracher les souvenirs, les événements les uns après les autres, en l'obligeant souvent à parler.

Paul Halter, c'est aussi un ami indéfectible. C'est l'un des rares amis des mauvais jours. Quand je fus emprisonné au plus fort de l'aflàire Dassault, il me soutint de façon extraordinaire. Il m 'adressa une série impressionnante de lettres toutes plus fraternelles les unes que les autres.

Certaines d'entre elles furent d'ailleurs saisies par l'administration pénitentiaire car Paul m'expliquait comment communiquer avec mes voisins d'infortunes et, si possible, comment m'évader !

Malgré son âge, il sut immédiatement où et comment se situer. Pour lui la respectabilité n'est pas là où beaucoup d'autres la placent. Il n'était pas du côté des puissants. Il était au côté de celui qui était en prison, simplement car c'était son ami. Je ne l'oublierai jamais !

Nous avions souvent parlé d'écrire ses mémoires. Une journaliste avait commencé cette tâche mais avait rapidement renoncé, rebutée par l'extrême discrétion et la pudeur de Paul.

Après la parution de mon livre L'épreuve, nous nous trouvions Paul, ma fille Caroline dont il est le parrain et moi au restaurant Le Trieste, quand, à mon vif étonnement Paul Halter, déclara inopinément : « Merry, je suis d'accord pour que tu écrives mes mémoires ». Je fus ravi car c'était inattendu.

Débute alors un travail d'un an et demi. Chaque semaine, je passais une demi-journée chez Paul et nous parlions. Les souvenirs revenaient un à un à la surface. Nous regardions ensemble les quelques photos sauvées du naufrage de la guerre. Nous analysions les documents d'état civil de ses parents, les actes de naissance, le faire-part de mariage, les actes de naturalisation belge. Souvent, Paul Halter invoquait sa mauvaise mémoire qui d'après lui le trahissait trop souvent. Mais à la séance suivante, il me demandait de revenir en arrière car il s'était souvenu de tel ou tel événement. Au fur et à mesure, les souvenirs appelaient les souvenirs.

Des pans du passé complètement enfouis réapparaissaient brutalement. Un nom, un lieu, je tirais le fil et toute la bobine se déroulait.

Autre écueil beaucoup plus difficile à surmonter, l'extrême pudeur de Paul Halter. Il ne s'agissait pas chez lui de fausse modestie rimant avec hypocrisie, mais d'une volonté évidente de ne pas se mettre en avant, de se taire plutôt que d'évoquer des choses qui pourraient blesser ou heurter les uns ou les autres. Cet homme que d'aucuns perçoivent comme souvent rugueux et même brutal, se révélait à moi sous un jour tout à fait nouveau.

À la fin du travail, il reparlait encore de certains épisodes, me disant : « Cela en vaut-il la peine ? Faut-il vraiment en parler ? Est-ce vraiment nécessaire ? ». Assurément ma réponse était toujours positive. Oui, cela valait la peine de parler de l'aide que Paul a apportée aux réseaux du FLN pendant la guerre d'Algérie.

C'était la cohérence de sa vie. Paul n'est pas mort en janvier 1945 quand il s'est libéré de l'enfer d'Auschwitz ! Il est resté le militant qu'il était tout jeune homme lorsqu'il était aux faucons rouges.

Oui, cela valait la peine de parler de la création de la Fondation Auschwitz.

Oui, il fallait mentionner l'amitié qui le liait à Serge Creuz qui décora le bloc belge à Auschwitz.

Au cours de ce spectaculaire travail de mémoire fait par Paul me venait souvent en tête ce vers de Musset « .. .analysez la plaie et four­rez-y les doigts ; il faudra de tout temps que l'incrédule y fouille, pour savoir si son Christ est monté sur la croix ». Par la force des choses, pendant ces jours et ces jours d'interviews « mes doigts fouillaient des plaies ouvertes » et souvent face à cette douleur digne et contenue, je l'avoue j'étais gêné. Chez Paul Halter la douleur est tout sauf ostentatoire. Mais face à un homme de 80 ans qui exprime son malheur, je ne pouvais que me fondre dans le décor, me faire aussi petit que possible et prendre mes notes en silence.

La fin de notre travail hebdomadaire se terminait toujours dans la joie et les plaisirs de la table. En effet, Paul, excellent cuisinier, me préparait un repas de cuisine polono-yiddish que j'adore.

Ces agapes faisaient retomber brutalement la tension et nous plongeaient dans une bulle de bonheur au 8e étage d'un building molenbeekois.

Le travail était presque entièrement terminé lorsque Paul partit à Kamarina en Sicile où il se mit à écrire un étonnant chassé-croisé Auschwitz-Kamarina. Ces aller et retour de l'enfer à une forme de paradis sont étonnants. À son retour, je le trouvai dans une forme éblouissante comme si cet effort de mémoire l'avait rasséréné et lui avait conféré une sorte de paix. Je décidai alors de retravailler tout l'ouvrage et d'y intégrer ce que Paul avait écrit.

Chacun comprendra ce qu'il a pu ressentir devant la profusion de nourriture étalée au Club méditerranée et, sans conteste, les ennuis gastriques éprouvés sont une réaction psychosomatique liés à ce contraste.

Un jour, au cours de l'un de nos rendez-vous, Paul reçut la visite de Vidal Sephia, professeur de Ladino à la Sorbonne, et son compagnon de captivité. Vidal habitait la Belgique dans les années 40 et se croyait protégé par sa nationalité turque.

Il n'en fut rien, il fit partie comme Paul du 22e convoi dit "des juifs belges". Cela faisait des années que Vidal et Paul ne s'étaient plus vus. J'assistai avec émotion à une stupéfiante conversation entre ces deux rescapés. Ils n'employaient pas la langue de bois, je percevais au travers des mots, le poids de la souffrance et de l'indicible.

Paul fut choqué lorsque Vidal déclara que le seul regard humain qu'il avait croisé au camp fut celui du docteur Lubitsch. Vidal reconnut sans barguigner qu'il avait sombré et qu'il était devenu un "Muselman". Il rappela qu'un jour Paul avait marché sur une épluchure de pomme de terre et qu'il s'était précipité pour l'engloutir. C'est Vidal qui évoqua la tentative de Paul d'abattre le gros Jacques à l'hippodrome de Boitsfort. Mais Paul ne tira pas, vu la foule, par peur de blesser ou tuer des innocents.

C'est au travers du récit de Vidal que je comprenais mieux certaines réactions de Paul Halter, notamment lorsque Vidal affirma : « aucune valeur n'a résisté à Auschwitz ! ». Je comprenais en les écoutant qu'ils avaient tout deux désespéré de l'âme humaine et que ce qui les avait sauvés, c'était d'abord une énorme dose de chance, ensuite une résistance peu commune mais surtout le fait qu'ils avaient conservé en eux une étincelle de vie, que leur regard n'avait jamais été tout à fait mort. Il fallut pour cela être très fort sans devenir ignoble. D'autres "s'adaptèrent" à cet univers dantesque en devenant eux-mêmes des bourreaux et, comme l'affirma Vidal, « éprouvaient une grande joie à battre leur semblable ». Au départ, il s'agissait peut-être de gens très doux qui, pour survivre, firent le pire.

D'après Vidal, Paul fut l'un des rares êtres conscients croisés à Auschwitz. II attribua cette conscience à sa politisation. II n'empêche que Vidal répétera à diverses reprises qu'à Auschwitz, chacun était devenu l'ennemi de l'autre. C'était peut-être cela la pire conséquence du système mis en place par les nazis, peut-être leur seule victoire !

J'éprouvai face à ces deux survivants une vraie fascination car subitement, à leur contact, c'est l'odeur du camp qui surgissait, les cris des kapos et des Allemands, les plaintes des détenus qu'on entendait. Des noms apparaissaient, un tel mort de faim, tel autre mort sous les coups, un troisième mort de pneumonie. Ils étaient là, tous ces fantômes, ils étaient là, tous ces témoins qui jamais ne témoigneraient ; ils étaient là, tous ceux dont l'esprit avait à jamais disparu.

Ces spectres nous entouraient, je les voyais avec leur costume rayé et leur teint gris verdâtre. Ah ! Non, des hommes comme Paul et Vidal ne les avaient pas oubliés. Les deux survivants que j'avais devant moi saluaient les ombres d'Auschwitz. Leur mémoire était intacte, la douleur toujours vive. Je sentais chez Paul et Vidal une certaine gêne. Pourquoi avaient-ils survécu ? Fallait-il avoir honte d'être vivant ? Fallait-il avoir honte de ce qu'ils avaient fait pour être vivants ce jour d'octobre 2000, dans cet immeuble cossu de Molenbeek ? C'est sans doute la terrible question à laquelle je me garderais bien de vouloir répondre, seuls eux pourraient le faire.

Je me demandais si je pouvais, au travers de ces brefs souvenirs, communiquer l'émotion ressentie en les écoutant, faire comprendre combien sont dérisoires certains problèmes d'aujourd'hui face au vécu et à la survie de ces hommes.

Au fil de l'histoire, je voyais aussi apparaître Bruxelles, ma ville, relie quelle était, voici 60 ans. Le nom des rues m'était familier. Les cinémas, les trams à plateforme, les boulevards atpentés, je les avais parcourus étant enfant. Les endroits où Paul s'était battu, s'était caché, enfui, planqué, c'était les lieux de mon enfance qui m'avaient toujours paru si paisibles, si provinciaux. Peut-être que certains, au travers de ces souvenirs, retrouveront un peu du Bruxelles d'autre­fois et redécouvriront le pays de cocagne que représentait la Belgique pour les émigrés d'alors, si accueillante et tellement éloignée des malheurs du monde. Ils suivront le parcours initiatique de Paul, des Faucons rouges à la résistance. Ils constateront l'extrême cohérence de la vie de Paul Halter.

Je suis né en 1944, toute mon enfance a été baignée des souvenirs de la guerre, mon père chasseur ardennais fait prisonnier à la bataille de la Lys , sa captivité, son retour à moitié mort, la haine de mes parents à l'égard du fascisme et de la collaboration.

L'un de mes plus anciens souvenirs, est un dimanche matin où j'avais envahi le lit de mes parents. J'avais trois ou quatre ans. Mon père me mit entre les mains un fusil pris aux Allemands et m'apprend à viser.

Le fusil et un énorme sac de baJles termineront dans le canal après la question royale, qui sait à quoi ils auraient pu servir...

À la maison, il y avait les mauvais d'un côté : les rexistes, les fascistes et collabos de tout poil, de l'autre, les bons c'est-à-dire les résistants, ceux qui ne s'étaient pas couchés sous la botte.

Toute ma vie, j'ai évalué mes rapports humains à cette aune, en me demandant toujours de quel côté telle ou telle personne se serait rangée, la résistance ou la collaboration. À commencer par moi !

C'est évidemment un exercice difficile car seuls les événements commandent et on pourrait avoir d'étonnantes surprises. De la droite à la gauche, tous apportèrent leur lot de collaborateurs et souvent ils venaient d'où on ne les attendait pas !

Qui en 1939 aurait imaginé que De Man, président du POB guidé par son autoritarisme rejoindrait la collaboration, entraînant avec lui bon nombre de hiérarques de la FGTB de l'époque.

Les aléas judiciaires qui ont émaillé mon existence m'ont permis, dans des circonstances qui n'ont rien de comparables avec celles de la guerre, de me faire une petite idée de "la résistance" de certains que je croyais grands et forts.

Les résistants comme Paul Halter furent peu nombreux et comme il le dit très bien, il se sentit souvent isolé et incompris. C'est l'une des raisons majeures pour laquelle j'ai voulu mettre ce livre en chantier. C'était pour moi un grand honneur mais aussi ma façon d'apporter ma pierre au fragile édifice de la mémoire qui ne doit jamais s'effriter.

Primo Levi a écrit que les seuls vrais témoins sont les témoins morts. Je n'en crois rien. Toute la vie de Paul Halter démontre le contraire.

Paul Halter fut et est un témoin qui se lève et lutte pour la liberté.

Paul Halter fut et reste un homme debout.

A.M. Hermanus Jette, 11 juillet 2003

 

Kamarina (Sicile, Club Med) 8 octobre 2002

Je vais avoir quatre-vingt-deux ans '. Me voilà à cet âge que certains disent respectable, moi le survivant, le rescapé, celui qui n'essayait pas de vivre mais seulement de ne pas mourir trop vite.

Paule, mon épouse, et mon petit-fils m'accompagnent dans ce lieu enchanteur.

Et pourtant... Cette paix que je partage avec celle que j'aime depuis 57 ans, contraste avec les épreuves de ma vie où j'ai côtoyé l'horreur absolue, l'indicible. Que de visages me manquent, que de voix ne résonnent plus tendrement à mes oreilles, combien sont morts, trop... beaucoup trop. Parfois l'envie me vient de crier, de hurler tellement ils me manquent. Qu'ai-je fait pour les aider ? Pourquoi ne suis-je pas parvenu a les sauver ?

Suis-je coupable d'avoir survécu ?

C'est le triste privilège des survivants qui vivent trop longtemps et qui se demandent pourquoi ils sont encore là ? Que de souvenirs de ceux qu'on a aimés, de ceux qui vous ont accompagnés dans les méandres de la vie. Ce n'est pas tant leur mort qui me blesse à tout jamais, c'est le moment et les conditions de la disparition de ces morts tant aimés. Ces blessures-là saignent toujours après 57 ans. À quatre-vingt-deux ans, j'ai encore envie de crier : « Papa, Maman... Pourquoi cette atrocité, pourquoi ? Qua-t-on fait pour être ainsi broyé, écrasé ? Pourquoi ? ».

  

Les fricadelles de la Maison du Peuple

Le lieutenant-colonel Gontcharoff de l'armée du Tsar Nicolas II, signe l'acte de naissance de mon père, se disant sans doute « Encore un Juif de plus ! ». Il est 11 heures, ce matin du 22 février 1890. Cinquante-trois ans plus tard, j'aurai l'occasion de savoir ce que sont les rigueurs de l'hiver polonais. Mon père Joseph Halter fait ainsi son entrée dans le monde par la porte de la lourde machine bureaucratique russe, au guichet infamant des inscrits du bureau de l'état civil de religion non-chrétienne de la quatrième division Bielanski de Varsovie.

Mon grand-père s'appelait Abraham. Il était typographe dans un journal yiddish bundiste (1) et s'inscrivait dans la magnifique et courageuse tradition de culture et de révoltes des ouvriers du livre. Ce sont là mes racines. C'est à cette source que j'ai puisé ma force et mes convictions. Jamais elles ne me quitteront, jamais je ne les renierai.

Mon père devient apprenti horloger. Il se spécialise dans le montage des mécanismes. Lui aussi, très vite, rejoint le Bund. Il est internationaliste et croit à l'espérantisme créé en 1887 qui, à l'époque, veut unir les hommes grâce à une langue commune. Jusqu'à la fin de sa vie, il entretiendra une correspondance avec des espérantistes de pays aussi nombreux qu'improbables. Aujourd'hui, l'espérantisme se réduit à quelques milliers d'initiés. Mais à la fin du XIX' siècle, le linguiste polonais Lejzer Ludwig Zamenhof avait fait naître un réel espoir d'union entre les peuples. Certains congrès espérantistes réuniront des milliers de participants.

J'ai sous les yeux le faire-part de mariage de mes parents. C'était le 20 décembre 1911, au numéro 6 de la rue Grzybowska, petit îlot yiddish d'un monde et d'une civilisation à jamais engloutis par l'horreur du nazisme. Ma mère, Rywka, était originaire d un village à proximité de Varsovie.

Deux menaces planent immédiatement sur la tête des jeunes mariés. Le service militaire guette mon père, un service long, pénible particulièrement pour les Juifs. Péril plus grave, l'antisémitisme alourdit de plus en plus l'atmosphère de ce début de siècle.

L'Okrana, la police secrète tsariste, rédige et diffuse le Protocole des Sages de Sion. Il s'agit d'un faux, dont le but est de faire croire au grand complot juif visant à dominer le monde.

Le mythe de l'invincibilité de l'armée russe, reposant sur la victoire de 1812 contre Napoléon, s'effondre brutalement en 1905 lorsque les Japonais écrasent la flotte russe devant Port Arthur et anéantissent l'infanterie russe dans les plaines glacées de Sibérie orientale. L'empire vacille. Les révolutionnaires s'agitent. Les anarchistes font sauter des bombes. Ils ont déjà assassiné en 1881 le Tsar Alexandre II. Ils multiplient les attentats. Lénine vit en exil à Paris et, en 1903, à Bruxelles, au deuxième Congrès du Parti social-démocrate de Russie, il le soumet à la tendance bolchevique qui triomphera définitivement des autres au sixième Congrès à Prague en 1912.

Face au chaos qui s'installe, il faut un bouc émissaire. Ce seront les Juifs !

Ils seront les responsables de tout ce qui ne va pas dans l'empire vermoulu.

Les cosaques se sont déjà "illustrés" lors de différents pogroms dont le pire est celui de Kichinev, en 1903 (2).

Une chanson yiddish raconte ce drame qui a coûté la vie à une cinquantaine de Juifs. Bien sûr, on la chantait à Varsovie où l'antisemitisme traditionnel des Polonais s'additionnait à l'antisémitisme d'Etat organisé par les officines du pouvoir. À cette époque, suite aux partages de la Pologne, Varsovie est sous domination russe.

Les menaces sont trop lourdes, le climat trop pesant, il faut partir.

Mes parents tentent la grande aventure et quittent cet empire russe de plus en plus hostile. Direction la Suisse, pays de l'horlogerie et des coucous. Il y a des points de chute organisés par d'autres Juifs varsoviens qui ont émigré plus tôt. C'est la filière traditionnelle des pauvres.

Arrivé en Suisse, mon père travaille tout de suite dans différentes horlogeries où sa spécialité "d'acheveur d'échappement" est très appréciée si j'en crois les certificats de ses employeurs toujours très laudatifs.

Ma sœur Marie est le premier enfant du couple qui connaît en Suisse une certaine aisance. Mon père ne manque pas de travail bien rémunéré. Ma mère commence un commerce de bijoux bon marché. Mon frère Sam vient au monde à Genève en 1916. Quatre ans plus tard, c'est aussi dans la cité de Calvin que je fais mon entrée sur la planète.

Cependant les contacts que mon père entretient avec de nombreux bundistes révolutionnaires ainsi qu'avec les espérantîstes inquiètent les autorités suisses qui surveillent attentivement les émigrés.

La famille commence à se sentir mal à Taise en Suisse. Le départ est décidé. Mon père a des amis qui, comme lui, ont quitté la Pologne, sont passés par la Suisse et ensuite se sont installés en Belgique dont tous vantent la démocratie et la qualité de l'accueil. Les candidats au départ en parlent comme d'un pays de cocagne. Va pour la Belgique ! Mon père part à différentes reprises en reconnaissance pour préparer l'installation de la famille.

Marie a six ans. Elle contracte une broncho-pneumonie et meurt après quelques jours. À l'époque, il n'y a pas d'antibiotique. Les médecins ne peuvent rien faire. Mon père n'est pas là au moment du décès. Ma mère n'acceptera jamais cette absence. Elle ne l'oubliera jamais. Mon père s'était-il attardé en Belgique pour assister à l'un de ces opéras qu'il adorait ? Je n'en sais rien, mais mon âme d'enfant comprend intuitivement que dans ce drame terrible, l'absence du père ajoutait au malheur, un lancinant non-dit douloureux. Mes parents formaient un excellent couple, ils surent garder une certaine discrétion si bien qu'aujourd'hui encore, je ne connus pas l' exacte vérité Ils appartenaient a une génération où on n'étalait pas ses souffrances. On ne se livrait pas. La vie elle-même était assez dure. Primum vivere : pas de temps pour les larmes et la philosophie. En définitive, faut-il tout savoir de ses parents ?

Ma mère ne se remit jamais de la mort de Marie et reporta sur moi toute son affection. Je serai, jusqu'à sa terrible fin, le cadet chéri.

Bien des années, bien des souffrances et des blessures plus tard, en 1949, je retournerai à Genève pour donner à ma sœur une sépulture en concession perpétuelle. C'était peut-être, quatre ans après ma libération, une façon de me relier à tous les membres de ma famille qui n'avaient pas eu droit à un tombeau. Ils ne sont que poussière dans les sinistres plaines d'Auschwitz. La sépulture de Marie était, à l'époque, la seule tombe familiale. À travers elle, ce sont mes racines que j'honorais concrétisant ainsi la tragique éternité du peuple juif.

En 1921, on s'installe à Bruxelles, chaussée d'Anvers. C'est alors un quartier très populaire, vivant et animé.

Mon père ouvre une boutique d'horlogerie et de réparation au 33. Nous logeons au-dessus du magasin.

La situation est moins florissante qu'à Genève. La vente de montres est difficile, le quartier étant trop pauvre. La montre était encore un objet de luxe qu'on offrait aux grandes occasions et pour les habitants de la chaussée d'Anvers, ces "grandes occasions" sont rares. La famille survit grâce aux réparations. Mon père améliore l'ordinaire en montant des mouvements de montres de demi-luxe pour différents patrons.

Ma mère poursuit ses voyages pour vendre sa joaillerie bon marché. Ce n'est pas la misère, ce n'est pas l'opulence. C'est une vie d'artisans immigrés comme il y en a des milliers. Mon frère et moi vivions une jeunesse heureuse et insouciante. Comme souvent entre frères, les pugilats étaient fréquents. Parfois notre père devait nous séparer en répartissant équitablement quelques coups, sous le regard vigilant de ma mère qui mettait des limites à sa légitime colère : « Tu peux taper où tu veux mais pas sur la tête ». En général, cela stoppait net le combat !

C'est aussi le contact avec l'école communale de la rue des Chanteurs. J'y vais à pied. Il n'y a que quelques minutes de trajet. J'entends de ma chambre sonner les cloches de l'école. Je passe par la rue des Mécaniciens, l'un des quartiers chauds de Bruxelles. Au bout de quelques semaines, les prostituées me connaissent et m'encouragent à courir lorsque je suis en retard. L'une d'elles, maternellement, me donne en passant un coup de peigne lorsque je suis trop ébouriffé. C'est la forte humanité des quartiers déshérités, celle où le regard est fait de tendresse et de solidarité.

Aujourd'hui, des tours de bureaux ont remplacé les commerces et les logements, mais curieusement les prostituées arpentent toujours les trottoirs. Certaines sont polonaises ; la vie fait parfois de curieux clins d'ceil.

Mes parents sont très cultivés. Comme la plupart des Juifs, ils accordent une importance capitale à l'étude, aux livres.

Il faut que les fils Halter fassent d'excellentes études. Pour cela, rien n'est laissé au hasard. Après l'école primaire, ce sera l'Athénée de Schaerbeek et enfin celui, prestigieux, de la rue du Chêne à Bruxelles qu'avait fréquenté Jules Bordet, l'un des rares Prix Nobel belges.

Quelle que soit la distance entre l'école et notre domicile, je prends vite l'habitude de faire le trajet à pied. Cela me permet d'économiser les quelques francs nécessaires pour aller au cinéma. C'est l'époque mythique du 7e art. Les salles portaient des noms magiques qui a eux seuls me font rêver : le Lutécia, le Royal Nord, spécialisé dans les westerns, le Forum, la Cigale.

Que de souvenirs, que d'émotions devant Ben Hur emporté dans une folle course de chars, Le chanteur de jazz, les westerns et leurs chevauchées épiques ! Ceux qui sont nés et ont toujours connu le cinéma ne peuvent imaginer ce que nous ressentions devant ces images fabuleuses qui, en plus, se mirent à parler et à chanter dès 1927. Le chanteur de jazz, berçant son enfant mort, pleure en chantant. Tout le cinéma pleurait. Quelle révolution ! C'était miraculeux. Cela valait bien la peine de faire quelques kilomètres à pied avec mon lourd cartable de cuir. Plus tard, délaissant la magie pour la réalité, je fréquentai assidûment les salles où on ne passait que des documentaires d'actualités. La politique me passionnait déjà.

Très rapidement, toute la famille se voit accorder la nationalité belge. Aujourd'hui, je ne peux contempler sans émotion les documents que mes parents ont dû remplir pour devenir citoyen de ce pays qui nous accueillait si généreusement. Notre amour de la Belgique sera celui des convertis. C'est sûr, nous sommes belges, c'est sûr, nous appartenons à cette communauté. Quel contraste avec la Pologne où nous étions tout juste tolérés.

Bundiste, mon père rejette la pratique religieuse mais non le judaïsme et son extraordinaire richesse culturelle. Comme toujours chez les Juifs, il y a dans la famille Halter confusion, débat, écartèlement entre religion et culture.

La famille ne respecte pas le shabbat et ne célèbre pas les grandes fêtes. Ce qui est certain, c'est que chez les Halter, la politique passe avant la religion. Le messianisme n'est plus religieux, il est politique !

Un monde meilleur nous attend. À nous de le bâtir grâce au socialisme.

Je ne me perçois pas comme Juif, je ne connais pas encore l'antisémitisme. Je fais cette triste découverte dans la cour de l'école au moment où, après janvier 1933, arrivent de nombreux Juifs fuyant l'Allemagne devenue nazie. Certains jours, les quolibets fusent : « Sales Juifs ! ». Ce n'est pas moi qu'on agresse mais les émigrés de fraîche date parlant mal français, lourdement handicapés par un accent à couper au couteau. Moi, citoyen né à Genève, devenu Belge comme mes parents, je n'ai pas d'accent et je me sens totalement autochtone. La solidarité l'emporte cependant : j'assène quelques solides gnons aux jeunes crétins qui persécutent les malheureux réfugiés.

C'est à peu près à la même époque, en 1934, que je rencontre l'antisémitisme polonais. Ma mère fait de bonnes affaires. Elle épargne de quoi faire le voyage en Pologne pour revoir la famille varsovienne.

Je prends donc, pour la première fois, le train vers l'Est.

Ma mère me présente à toute la famille et nous allons tous ensemble à Miediczin, lieu de villégiature et centre de repos organisé par le Bund à quelques kilomètres de Varsovie, de l'autre côté de la Vistule. En septembre 1940, les Allemands l'incendieront et massacreront les pensionnaires. Lors de cette visite, de jeunes Polonais nous croisent. Ils nous insultent « Yid, Yid » et nous lancent des pierres. L'une d'elles m'entaille profondément le front. Quelques sept décennies plus tard, la cicatrice est encore visible. Ce ne sera hélas pas la seule ni la plus cuisante.

À dater de ce jour, je comprends clairement que je suis Juif! La famille varsovienne m'offre cependant une belle compensation. Comme on s'en doute, personne n'est riche : pas question d'aller à l'hôtel. On n'a pas les moyens et surtout c'est contre toutes les règles de l'hospitalité si fortes alors dans la communauté juive. C'est l'époque où si de lointains cousins débarquent, on met un matelas dans le couloir. Ils devaient rester quelques jours et restent trois mois !

Je passe mes nuits dans le même lit qu'une de mes tantes, jeune fille de vingt ans dont le parfum m'accompagnera longtemps. Inoubliables fantasmes que ceux qui éclosent dans l'adolescence. Mon père veut que nous fréquentions les mouvements de jeunesse du Parti ouvrier belge.

Mon frère Sam, plus âgé, rejoint la Jeune garde socialiste. Moi, tout naturellement, il m'inscrit aux Faucons rouges. C'est l'une des toutes grandes aventures de ma vie qui m'a marqué profondément et qui m'a permis de connaître, de comprendre les autres. Je sors du cocon familial. Un monde nouveau s'ouvre. Je découvre la forêt de Soignes, les jeux, le camping, les voyages. Très vite, cette vie me plaît tellement que je deviens l'un des dirigeants du mouvement. J'y passe tous mes dimanches. Je mange à la fameuse Maison du Peuple "art nouveau" de Victor Horta, située au cœur de Bruxelles, rue Joseph Stevens, au bout de la rue Haute. À l'é-poque, je suis moins sensible à l'architecture qu'au goût délicieux des fricadelles de viande et des frites. C'est la nostalgie du bâti­ment de 1899 qui émerge aujourd'hui : en 1964, des socialistes, en mal d'argent, vendront ce chef-d'œuvre architectural sur l'emplacement duquel on construira l'une des premières et des plus hideuses tours de bureaux qui défigurent encore Bruxelles.

Vers 1930, mon père a la merveilleuse idée de m'apprendre à réparer des montres et des réveils. Cela me sauvera la vie à Auschwitz ! Très intelligemment, il me donne une petite rémunération de cinq francs par semaine et cela me permet de manger autant de fricadelles et de frites que je veux... La vita e bella. L'avenir est radieux, le monde s'ouvre et s'offre à moi.

Souvent, avec mes parents, nous faisons bien sûr à pied l'aller et retour entre la gare du Nord et la gare du Midi. C'est la promenade traditionnelle, notre corso à nous, nos Champs Élysées. Parfois, on s'arrête rue Neuve pour manger une glace au Bouquet romain.

Dans ma prime enfance, mes parents avaient jugé ma santé fragile.

La tuberculose faisait encore de terribles ravages. La pénicilline n'existait pas. Je fus envoyé dans un préventorium de la côte belge où pendant trois mois, je me refis une santé... et où je devins le meilleur élève en catéchisme ! Lorsqu'ils apprirent mes prouesses religieuses, mes parents me ramenèrent en catastrophe à Bruxelles. On m'expédia alors à Merelbeke, village flamand où résidait la famille de la femme de ménage. Trois mois plus tard, je revins ne parlant presque plus français ! Cela affola mes parents mais ça allait me servir tout comme leur incitation à faire un maximum de sport et en particulier, la natation. J'y réussis si bien que trois ans de suite, je fus champion scolaire.

En 1935, je participe à Liège à la création d'une république "Faucons rouges" à laquelle prennent part des Anglais, des Français et même des Tunisiens. Je fais, émerveillé, la découverte de l'internationalisme.

C'est chez les Faucons rouges que je poursuis ma formation politique.

J'assiste aux réunions de l'Union socialiste antifasciste. Les discussions sont nombreuses, le monde bouge, pas dans le bon sens !

Grand événement : en 1936, les Faucons rouges sont invités en Tchécoslovaquie. J'en serai évidemment. Il faut traverser l'Allemagne nazie en train. Nous camouflons nos uniformes sous des pulls.

La traversée de l'Allemagne sous la botte nazie nous fait froid dans le dos et nous laisse un goût amer. Comment tout cela est-il possible ? Quelle innocence dans ces réactions. Le pire nous attend et mon prochain transport vers l'Est sera nettement moins confortable !

Mon père est membre de la libre pensée mais surtout actif dans les réseaux bundistes. Des réfugiés passent constamment par la maison. Ils y logent, puis disparaissent mystérieusement comme ils sont venus. C'est déjà l'expérience d'une certaine clandestinité. Ces réfugiés me causèrent quelques désagréments car l'évier familial débordait de vaisselle et "Poupou", c'est-à-dire moi, devait la laver (3). N'étant pas souvent à la maison, du fait de toutes mes activités, il n'était pas rare que je fasse une énorme vaisselle vers une heure du matin. Mon frère y échappait bien que plus souvent présent à la maison. Il se passionnait pour la biologie, il attrapait de malheureuses souris qu'il disséquait. Il deviendra médecin, mes parents ne voulurent pas perturber sa vocation par des tâches ménagères !

Les réfugiés passent et disparaissent. Leurs récits annoncent le cataclysme qui menace mais nous n'en sommes pas conscients.

La famille accueille de plus en plus de monde : des gens hirsutes, mal rasés, chargés de valises fermées par des cordes, habillés d'étranges manteaux à martingales et parlant yiddish. Ils font halte chez nous quelques jours puis poursuivent leur route, nous ne saurons jamais ce qu'ils sont devenus.

Nous sommes bouleversés par la mort du roi Albert. Toute la famille serrée autour du poste de TSF écoute religieusement le reportage des funérailles, à l'INR. La voix de Théo Fleichsmann résonne encore à mes oreilles, voix forte et grave à la mesure de la solennité de l'événement. On adorait le Roi Chevalier. Il avait résisté aux Allemands. Il était resté au milieu de son peuple.

Plus tard, la politique de neutralité menée par le gouvernement nous blesse, nous ne la comprenons pas et ne l'admettons pas. La lutte contre le nazisme doit primer sur la soi-disant neutralité de la Belgique. Cette neutralité est une façon d'accepter le pire. On sent que l'on s'enfonce dans les sables mouvants de la lâcheté qui conduira à Munich. En Pologne, mes parents ont connu les pogroms mais la famille ne peut imaginer l'indicible.

Après 1936, les heurts avec l'extrême-droite fasciste sont de plus en plus fréquents. Armé d'un solide ceinturon, je vais souvent chahuter les meetings de Degrelle. Chemises noires, milices paramilitaires, l'ennemi est là, face à nous. Mais nous sommes en Belgique, vieille terre de Démocratie, le rexisme n'est qu'un feu de paille, Degrelle est battu aux élections de Bruxelles. Chez nous, la démocratie a survécu... ! Mais la fragilité du rempart nous est vite rappelée avec les pogroms allemands et la "nuit de Cristal" des 9 et 10 novembre 1938 (4).

Les réfugiés envahissent la maison familiale de la chaussée de Gand. Les réseaux bundistes fonctionnent à plein régime. La catastrophe est imminente.

   

De la surprise à l'engagement

Quoi ! Un feu d'artifice à quatre heures du matin alors qu'il fait presque jour. Réveillé par les explosions, j'ai ouvert la fenêtre de ma chambre. Le ciel est constellé de petits nuages de fumées. On dirait des ballonnets de coton. Ce sont les tirs de la défense anti­aérienne !

Le jour se lève ce 10 mai 40, c'est la guerre.

Mon monde bascule, l'horreur est là. Le compteur est enclenché.

Le temps est radieux. Chez nous, c'est encore la campagne, le printemps est partout. L'air sent la nature qui revit. Il est joli le mois de mai 40, les champs tout proches de la maison sont parsemés de coquelicots. J'ai 19 ans et j'ignore que ma jeunesse est finie, que ma vie va basculer dans un enfer dont plusieurs de mes proches et des millions d'êtres humains ne reviendront pas.

J'allume la TSF , j'apprends l'attaque nazie, l'entrée en Belgique des troupes françaises et anglaises que la politique de neutralité avait cantonnées à nos frontières. De précieuses heures perdues ! Les nazis sauront en profiter.

Je me précipite à l'école, personne ne donne cours. Ça discute ferme, tous commentent l'événement. On voit des parachutistes allemands partout, on croit que la "cinquième colonne" a caché des cartes routières derrière les panneaux publicitaires vantant les mérites de la chicorée Pacha.(5)

Mille et une fables circulent. On voit dans chaque bonne sœur qu'on croise un ennemi déguisé. On est déboussolé. Cette guerre qu'on attendait depuis la première mobilisation de 1938, nous prend au dépourvu. Malheureusement, pour le gouvernement et les autorités en général, c'est pareil !

En fait, personne ne sait ce qui va se passer. C'est bien cela le pire. Plus tard, la TSF transmet l'ordre à tous les hommes de 18 à 45 ans de rejoindre Courtrai afin d'y être mobilisés. La guerre court plus vite que l'ordre de mobilisation. Pour le moment, je reste à Bruxelles.

Mon frère, jeune médecin, soigne les premiers blessés à l'hôpital Brugmann. Je m'engage comme bénévole, je l'aide de mon mieux. Sam ampute un malheureux soldat, je dois l'assister. Ce jour-là, je compris que je ne serais jamais médecin. Le bruit de la scie, l'odeur du sang, le dégoût face cette l'horreur me font presque défaillir. Je quitte la salle en titubant... et décide de devenir avocat.

Après cet épisode, je me cantonne dans des tâches moins sanglantes. Un jour, au détour d'une salle, je rencontre la reine Elisabeth venue réconforter les blessés. Elle me félicite et m'encourage à poursuivre ma tâche. Cette femme m'impressionne. Ses yeux très profondément enfoncés dans leurs orbites, ce regard d'un bleu d'une extraordinaire clarté me laisse un grand souvenir.

Second appel à la TSF : je suis mobilisé. Cette fois-ci, il n'y a plus à hésiter, il faut y aller.

La famille décide de se séparer. Sam est directement mobilisé dans un hôpital. Je décide de partir, mes parents ne savent que faire.

J'embarque dans un train bondé, la gare du Midi est noire de monde, c'est l'exode. Je suis entouré par mes copains de l'athénée qui ont fait le même choix que moi. C'est la débâcle, la désorganisation est totale mais il y a comme un goût de vacances. Il fait chaud. On part vers l'inconnu... on rigole. On sort du train-train quotidien. On s'empile dans les wagons à bestiaux... déjà ! Le convoi ne part pas, on est bloqué. On décide d'aller à pied. On dort dans les granges des paysans flamands qui nous logent et nous nourrissent généreusement.

Le lendemain, on apprend qu'il faut rejoindre Rouen, la guerre nous dépasse !

On part en stop, en camion, à pied, on trouve des vélos abandonnés. On continue vers le sud-ouest. Les routes sont encombrées de réfugiés traînant leur malheur. Les Stukas font leur œuvre de mort en affolant notre pauvre troupeau. Abbeville brûle, les Allemands ont utilisé des bombes incendiaires. On traverse la ville dans la fumée. Il y règne une atroce odeur de chair brûlée. Je respire avec horreur le parfum sucré et fade à la fois de la senteur dégagé par les cadavres. C'est sinistre. Atmosphère de fin du monde. Plus personne n'a envie de rire. A Rouen, les scouts français nous prennent en charge. Privilège de la jeunesse, on oublie vite Abbeville en flammes, les réfugiés et l'odeur de mort. Trois jours plus tard, nouvel ordre : il faut partir pour le Sud. Un train est prévu. On ne peut embarquer, on reste à la gare, il tombe des cordes, je dors par terre sous la pluie...

Le lendemain, on part pour Uzès, dans le Gard. À Montaren, on est mis à la disposition de la mairie. On est presque soldat puisque c'est un officier belge qui nous dirige... et qui nous fait travailler dans les vignes. La guerre nous semble loin, on reçoit dix francs français par jour. C'est à nouveau les vacances !

La guerre nous rattrape le 28 mai. Atterrés, nous apprenons que Leopold III a capitulé. Les paysans, si accueillants la veille, nous insultent, nous traitent de « Boches du Nord ». J'ai honte, je ne comprends pas. J'étais parti pour me battre, je me retrouve dans les vignes et je me fais engueuler. Trois semaines plus tard, Pétain « fait don à la France de sa personne »... et demande l'armistice.

On se venge, on va tous au bistrot pour boire à la santé des capitulards... français. Les paysans français nous regardent tête basse sous leur béret. Ils ont les yeux morts. C'est la défaite !

Ceux qui hier nous insultaient sont très gênés. Une jeune et très jolie postière, portant le beau nom d'Espérandieu, me fait vite oublier la guerre et la capitulation. J'ai 19 ans, elle est belle et c'est le printemps de l'an 40. On va au cinéma voir Gary Cooper terrasser les "méchants". Ah ! S'il pouvait s'occuper des Boches.

Je ne parviens pas à comprendre pourquoi le gouvernement belge ne se réfugie pas à Londres ou au Congo pour poursuivre la lutte. Alors que je me balade dans la rue, j'entends par une fenêtre ouverte une drôle de voix qui demande à tous les Français de rejoindre Londres pour poursuivre la guerre. Nous sommes le 18 juin. C'est de Gaulle. Je n'ai aucune idée du caractère historique de cet appel. Je décide de partir à Londres. À Béziers, j'apprends par la Croix-Rouge que mon frère Sam est mobilisé dans un hôpital de Toulouse. Je le rejoins. Il m'annonce que nos parents sont réfugiés à Vichy.

Sam et moi partons pour Vichy. La famille est à nouveau réunie. Mon père a déjà monté un établi et répare des montres en chambre.

L'habitude de l'exil donne des réflexes !

Primum vivere, deinde philosophari - maxime que des générations de Juifs ne cesseront d'appliquer.

Bon sang ! C'est Spaak. Je le rencontre par hasard à Vichy. Paul-Henri Spaak, ministre socialiste, l'un des premiers leaders du Parti ouvrier belge est en exil à Vichy. Il cherche à passer à Londres. Il y réussira dans des conditions rocambolesques. On se connaissait, on s'était vu au cours de différents congrès. Lui pourra me conseiller ! Je lui demande comment rejoindre Londres. Spaak a l'air ennuyé, il me décourage. Il me dit que mieux vaut rentrer en Belgique pour organiser la résistance.

J'attendais un guide, je suis face à un homme profondément troublé, épuisé, désabusé. Il le confirmera avec sincérité dans ses mémoires, allant même jusqu'à oser écrire qu'il ne sait pas ce qu'aurait été son destin s'il était resté en Belgique. Se serait-il impliqué dans la collaboration, aurait-il rejoint la Résistance , nul ne le saura jamais. Chapeau l'artiste !

Toute la famille décide de rentrer en Belgique. Le convoi est organisé par les Allemands... déjà ! C'est la grande vague de propagande qui présente les Allemands en conquérants "korrekt". C'est la diffusion massive d'une affiche où l'on voit un soldat de la Wehrmacht , très beau, col ouvert, casqué, portant dans ses bras protecteurs une petite fille, tout cela sur un arrière-plan de ruines. Je ne veux pas rentrer, mais je m'incline car je dois terminer mes études secondaires. Il me reste à présenter les examens. Je me dis que j'aviserai par la suite. Aujourd'hui, j'ai le sentiment d'une profonde inconscience. Mais, mes parents pouvaient-ils imaginer l'horreur ?

On se réinstalle dans la maison de Berchem, les voisins rapportent gentiment les vivres qu'ils avaient empruntés pendant notre absence.

Sam passe ses derniers examens. Il est officiellement médecin et devient très vite assistant d'un brillant chirurgien de l'hôpital Saint-Pierre.

Mes parents rouvrent la boutique de la chaussée d'Anvers.

Je m'inscris à la faculté de droit de l'ULB. C'est avec horreur et dégoût que je croise les Allemands dans les rues. Je ne suis cependant pas démoralisé. Contrairement à l'immense majorité de mes concitoyens, je ne crois pas à la victoire de l'Allemagne. Je sais qu'on peut se battre, je sais qu'on doit se battre. Un seul mot d'ordre : résister.

Très vite, avec trois copains, Claude Mounard, Georges Evrard et Marcel Delchembre, je décide de badigeonner de slogans anti­allemands les murs et de diffuser quelques tracts. Les cercles facultaires ne fonctionnent plus, c'est dans l'arrière-boutique de mes parents que l'on se réunit.

Je veux réactiver les Faucons rouges, c'était ma vie.

Je demande rendez-vous à Jean Nihon, responsable national du mouvement. J'arrive chez lui, je le surprends en train de brûler des papiers. Manifestement, je le dérange. Il trouve ma volonté de relancer le mouvement inopportune. Il faut attendre ! Précisément, je ne veux pas attendre ! J'enrage, j'étouffe. Nihon, que j'admirais, me semble mou, peu sûr. Je coupe tout contact avec lui. Pour moi, il a aussi capitulé... Ce ne sera pas mon cas ! Peut-être que ma jeunesse révoltée et téméraire juge durement, peut-être trop durement, l'homme mûr qu'était Jean Nihon confronté à la terrible réalité.

Andrée Ermel m'aide à faire fonctionner dans la clandestinité une section Faucons rouges et Pionniers. Ce seront des viviers pour la résistance. On se réunit dans les auberges de jeunesse des environs de Bruxelles. Ces sections fonctionneront jusqu'à mon arrestation.

1941, les Allemands ne sont plus du tout korrekt. L'occupation se durcit.

Les brimades s'accumulent, les Juifs doivent déposer leur poste de TSF, leur téléphone et leurs objets en cuivre à la police. Les boutiques doivent porter une affiche indiquant qu'il s'agit d'un commerce israélite. Les Juifs doivent se faire inscrire dans un registre communal spécial. Mon père se plie, sans nous en parler, à cette ignoble ordonnance du 28 octobre 1940 qu'auraient suivie 46.642 Juifs (ceux âgés de moins de quinze ans non compris) et inscrit toute la famille. Mon frère et moi sommes très choqués. Jamais nous ne nous serions inscrits. Plus tard, mes parents porteront l'étoile jaune, Sam et moi ne la porterons jamais (6).

L'inscription au registre des Juifs provoque une sérieuse discussion familiale. Notre père estimait qu'en sa qualité de président de la Handverkerverein, il était de toute façon fiché. Il pensait qu'il était impossible pour lui de se soustraire à cette mesure humiliante.

La famille prend quand même certaines précautions. Au lieu de déposer les cuivres au commissariat comme les Allemands l'exigent, on les enterre dans le jardin. Face à ce qui nous attend, cette prudence me semble aujourd'hui bien dérisoire.

Sam et moi prenons de plus en plus de distance avec la "légalité", nous refusons de faire inscrire la lettre J sur notre carte d'identité. Tout nous pousse dans la clandestinité.

À cette époque, j'ignore que Sam est déjà membre d'un réseau d'espionnage britannique grâce auquel, plus tard, il rejoindra Londres.

C'est lui qui me met en contact avec le docteur Pohl.

Là, il ne s'agit plus de tract, de chaulage, c'est la résistance, la lutte armée. J'ai vingt ans, j'emprunte le chemin le plus dur. C'est aussi l'aventure où la vie et la mort se jouent à une fraction de seconde.

Les "vrais faux papiers' fatals à mes parents

Ma première rencontre avec la résistance à lieu en 1941 derrière le théâtre flamand. Très vite, je comprends que c'est ce que j'attendais. Cela répond à mon désir de tout faire pour lutter contre l'occupant nazi. Le Dr Pohl me permet de rejoindre les partisans armés du Front de l'indépendance. Mon premier contact avec mes camarades doit avoir lieu rue du Bailly. Je ne connais pas celui que je dois rencontrer. Le Dr Pohl m'a dit que je devrais aborder un homme portant une bobine de fil de fer. Effectivement, peu après mon arrivée au point de contact, je vois un homme petit, trapu, très costaud, portant une bobine de fer. Je comprends vite pourquoi le surnom de cet ancien des brigades internationales est "le Gorille".

Je prends place dans un détachement de trois hommes constituant une compagnie : Stal (le chef), Baf, le Gorille. Je serai dorénavant "Stéphane", en référence au héros de La condition humaine de Malraux.

Voilà, le pas est définitivement franchi. Maintenant, je vais pouvoir rendre coup pour coup et montrer à ces Allemands qu'il y a des gens qui ne se couchent pas sous la botte.

Au départ, j'ai le délicieux sentiment que tout est très organisé : nous sommes une compagnie et trois compagnies constituent un corps.

Seul notre chef Stal "Laurent" a le contact avec l'échelon supérieur, tout est bien cloisonné. Je suis "le petit jeune", mais je me sens bien entouré par des gens qui ont l'expérience du combat.

Stal est un ancien sous-officier et Baf est auréole par sa participation aux combats de la guerre d'Espagne.

Très vite, je comprends que cette belle organisation n'existe que sur le papier. Il n'y a aucune préparation, on nous envoie au combat sans formation. Je ne sais ni placer des bombes, ni tirer au revolver. Pourtant, on me demande d'agir très vite. En fait, c'est le superbe règne de l'article 22 où il est précisé que chacun se débrouille comme il peut !

On m'envoie poser deux bombes boulevard Lemonnier devant le magasin d'un collaborateur ! Elles sont des plus artisanales. Elles sortent d'un laboratoire clandestin situé à Luttre, labo qui, d'ailleurs, sautera un peu plus tard.

Stal me remet deux bombes. Elles se présentent comme deux sacs de sucre emballés dans du papier journal. Mon cœur bat très vite. C'est à ce moment précis que j'ai le sentiment de faire partie enfin de la résistance.

J'y entre comme on entre en religion, je laisse tout derrière moi. Mes parents ne savent rien, mais je suis persuadé qu'ils m'auraient approuvé. Je le leur dirai juste avant notre séparation quand l'ordre de partir à Malines pour la déportation nous sera parvenu.

Me voilà donc boulevard Lemonnier avec mes deux bombes. Les mèches sont constituées d'un simple cordon d'amadou. L'une d'entre elles ne prend pas lorsque j'essaye de l'allumer.

Ne sachant que faire, j'allume un cigarillo. Je colle le bout contre la mèche. Enfin, elle prend ! J'ai à peine le temps de tourner les talons qu'elle explose. La déflagration est à ce point violente que je suis projeté sur le sol. Je ne suis pas blessé et je m'éloigne aussi vite que je peux. Je rejoins Stal, à cette époque seul possesseur d'une arme de poing.

En septembre 1941, la résistance n'a que très peu d'armes.

Il me faut un revolver. Seule méthode : désarmer un Allemand. Je me poste rue de Laeken et j'attends à proximité d'un bordel fréquenté par les officiers de la Wehrmacht. Enfin , l'un d'entre eux sort. Je lui enfonce le tuyau de ma pipe dans les reins ! Il ne fait pas un mouvement, il ne se défend pas. Il lève spontanément les bras et dit « Kamerad». Je lui prends son arme. À cette époque, les instructions étaient de ne pas tuer les Allemands. Je réprime mon désir de tirer et détale à toutes jambes. J'ai enfin un revolver.

Les opérations se succèdent jour après jour. On sabote les lignes de chemin de fer des environs de Bruxelles. La technique est rudimentaire, on se contente de placer au milieu des voies dans le sens de la marche du train, un rail calé entre deux traverses.

On incendie les champs de colza. Au cours de l'hiver 41-42, on détruit les stocks de vêtements de fourrure destinés aux Allemands qui affrontent les rigueurs de l'hiver russe.

Je ne me pose pas de questions, je suis dans l'action, je n'ai aucune conscience des enjeux politiques de la résistance. Je n'ai jamais été communiste. Le fait que le Front de l'indépendance soit dirigé par des membres du PC m'est totalement indifférent. Je me bats, c'est tout.

Je frappe autant que je le peux, la rage au cœur. Je ne pense pas à l'impact de mes actions sur la population civile. Je suis un petit soldat de l'armée de l'ombre, c'est peu, c'est beaucoup... c'est tout !

Très vite les choses tournent mal.

Le manque d'armes est criant, il faut en trouver et pas seulement des revolvers.

Mon chef Stal me demande d'assurer sa protection lors de tractations avec des truands censés nous en vendre.

Mon chef entre dans un café de la rue de la Madeleine , je m'installe à quelques tables de lui. Je suis seul à être armé, j'observe ce qui se passe. Stal parle avec trois personnes. L'une d'entre elles se lève et je vois qu'elle va téléphoner. J'essaye d'attirer l'attention de mon chef mais les choses vont très vite. Une traction avant de la Gestapo freine brutalement devant le café. Trois Allemands s'engouffrent dans le bistrot.

Je tire sur les deux ou trois types qui entourent mon chef. Deux sont touchés. C'est un exploit car mon arme est désuète. Je suis obligé de compter entre les coups car si je tire trop vite l'arme s'enraye au moment de l'éjection de la douille. Je dois laisser un temps bien précis pour pouvoir tirer à nouveau !

Je parviens à m'enfuir par une porte latérale, je me retrouve en haut d'un petit escalier. Je vois Stal se ruer vers la sortie de devant. Je suis placé sur le côté, je tire sur les gestapistes qui le suivent. Je blesse l'un d'entre eux.

Cela permet à mon chef de s'échapper. Il rejoint un tram qui va vers la cathédrale Sainte-Gudule. Pour son malheur il grimpe sur la plate-forme. Moi, je remonte la rue de la Montagne avec les Boches aux trousses. Il y a du monde dans les rues. Les gestapistes hurlent « Au voleur, arrêtez-le ! » Des gens essayent de me barrer le passage. Je braque mon arme, prêt à faire feu. Ils n'insistent pas. Ils ont bien fait, je les aurais abattus sans l'ombre d'une hésitation. Je plonge dans la galerie Saint-Hubert et entre dans le théâtre. Je m'adosse contre un mur, je tente de reprendre mon souffle, je suis couvert de sueur. Je recharge mon arme. Je sors du théâtre aussi calmement que possible, les mains enfoncées dans les poches de mon imperméable, l'une serre fermement la crosse de mon revolver.

Mon chef est arrêté (7). Dans la résistance, les promotions vont vite, il faut combler les vides. Je suis promu commandant de compagnie, j'ai le contact avec l'échelon supérieur. Le chef de corps est un ancien de la guerre d'Espagne, cela me rassure, il a l'expérience du combat. L'individu qui nous a vendus à la Gestapo a été jugé après la guerre. Je ne parvins pas à me contenir lorsque j'entendis les arguments de l'avocat de la défense. Je criai et réagis avec véhémence, pensant à Stal, à Pohl et à tant d'autres qui ont été fusillés. Je fus expulsé de la salle et n'entendis pas le prononcé de la condamnation à mort du traître.

Depuis août 1942, la solution finale s'est mise en marche. Les Juifs doivent tous être déportés vers l'Est. À la demande des Allemands, l'Association des Juifs de Belgique (8) distribue les convocations pour rejoindre la caserne Dossin à Malines.

Mon frère et moi hésitons à abattre le porteur de l'ignoble convocation. On résiste difficilement à la tentation.

La famille tient conseil pour la dernière fois. On discute sur l'attitude à adopter. Pour Sam et moi, pas de problème, nous sommes déjà dans la clandestinité.

Aujourd'hui, la douleur m'envahit quand je pense à notre dernière réunion de famille. Je me sens profondément coupable car c'est moi qui ai incité mes parents à rejoindre la Suisse , munis de faux papiers que je leur avais procurés grâce à un fonctionnaire communal d'Ixelles. Il payera de sa vie l'erreur d'avoir dressé une liste de tous les faux papiers qu'il avait établis. Les nazis n'ont eu qu'à prendre ce relevé et le communiquer à tous les postes de contrôle, ainsi les "vrais faux passeports" devenaient des pièges mortels. Aujourd'hui encore, je souffre d'avoir fourni de tels documents à mes parents. J'en veux à ce fonctionnaire trop zélé et trop prévoyant. Ces plaies-là ne se refermeront jamais.

Mes parents qui, comme nous, avaient donc refusé de rejoindre Malines s'enfuirent munis des fameux documents. Ils furent arrêtés à Pontarlier, envoyés à Drancy et de là, à Auschwitz.

Ils devaient me signaler leur arrivée en Suisse. Leur silence m'inquièta. Je trouvais un avocat français qui accepta d'aller aux renseignements à Drancy. C'est lui qui m'annonça l'atroce nouvelle.

Savoir mes parents aux mains des Allemands me rendais fou. Je ne pouvais me bercer d'aucune illusion. J'avais dès cette époque grâce à la résistance des informations sur la solution finale et l'existence de chambres à gaz.

J'avais participé à des actions dont le but était d'aller sur les quais des gares pour convaincre les Juifs de ne pas se rendre à Malines. On expliquait aux gens ce qui allait se passer. Seules quelques familles furent sensibles à nos conseils. Les autres partaient vers un destin que nous connaissions.

Certains Juifs répondant à la convocation de Malines croyaient sincèrement qu'ils partaient pour travailler. Toutes les convocations en allemand et en français le donnaient à penser.

Nous faisions tout ce qui était en notre pouvoir pour les dissuader, mais je dois reconnaître que nous n'avons atteint notre objectif qu'en de très rares occasions. Il s'agissait surtout de familles pauvres et démunies avec femmes et enfants et qui nous répondaient que « travailler ici ou ailleurs » leur importait peu (9) !

 
La guerre de "Stéphane"

Sam parvient à rejoindre Londres après une folle équipée. Le réseau Comète lui fournit des papiers mais il est arrêté en Espagne et interné au camp de Miranda. Il en sort avec un passe­port canadien grâce auquel il atteint Londres via le Portugal.

Il sera chargé d'organiser les hôpitaux de la Marine belge.

Moi, je m'enfonce toujours plus dans la clandestinité. Je m'appelle dorénavant Pierre Dumortier, je loue un appartement avenue Brugmann. Après une série d'actions contre les collaborateurs à Boitsfort, je perds tous mes papiers, je file en vitesse et me réfugie chez Monsieur Seegers vieil ami de mes parents.

Cet homme était prodigieux, c'était l'archétype du père tranquille qui sut faire preuve d'un extraordinaire héroïsme sans que jamais il n'en fit étalage. Il ne s'était pas engagé à la légère, il avait longuement réfléchi. Ce catholique fervent n'hésita pas à prendre tous les risques pour cacher le Juif que je suis et aider le soldat de l'armée de l'ombre, condamnée par beaucoup à l'époque.

C'est chez lui que je logeais jusqu'à mon arrestation.

Les Belges sombrent toujours plus dans l'occupation avec son cortège de pénuries, d'arrestations, de rafles et de misères.

Il faut manger, se chauffer, essayer de vivre. J'ai le désagréable sentiment de ne pas être compris, je suis sur une autre planète, mon combat me semble bien solitaire. La population pense d'abord à manger et à ne pas avoir froid. Je comprends mais je ne me sens pas soutenu. Sous l'occupation, il y eut quelques résistants, quelques salauds et une immense masse d'attentistes. J'aurais aimé voir dans les yeux de mes compatriotes que je croisais un regard d'approbation, d'encouragement mais je ne vis rien que des visages fermes, obstinément tournés vers l'intérieur, a des années-lumière du feu et de l'espoir qui rayonnait en moi. C'était un sentiment épouvantable. J'eus souvent conscience de combattre quasi seul. Les opérations commandos continuent.

Les Allemands avaient installé une administration dans la Maison du Peuple de Bruxelles. On y entre les armes à la main et on détruit tous les dossiers. On fait la même chose rue de Namur. Cela rendra la tâche d'autant plus difficile aux occupants qui essayent d'enrôler un maximum de jeunes dans le STO (service du travail obligatoire) et de les envoyer en Allemagne.

Je me suis forgé une toute nouvelle personnalité, je ne suis plus un jeune étudiant en droit. Je me suis vieilli en m'habillant chez Jackson tailleur très connu du boulevard À. Max. J'avais compris qu'en étant très correctement habillé, j'aurais moins de difficulté à passer au travers des mailles du filet. Je porte cravate et chapeau et pour couronner le tout, je fume la pipe. Cela me pose et me donne un air de respectabilité. En tant que chef de corps, si je m'aperçois que l'un de mes hommes est mal habillé, je lui paye des vêtements de qualité. Je dispose de beaucoup d'argent, je fais du commerce d'or et de brillants, ce qui me donne une couverture supplémentaire.

En outre, chaque partisan reçoit mille francs par mois et deux cartes de ravitaillement. Ces cartes étaient bien sûr volées.

Au cours d'un seul engagement dans les locaux de la ville de Bruxelles, boulevard du Midi, on récupère ainsi pas moins de 300 000 cartes de ravitaillement, des cartes d'identité et des cachets officiels qui nous seront bien utiles.

Cette opération est menée par le Gorille et moi. On sait qu'il y a un coffre à ouvrir. Le Gorille, qui a des fréquentations particulières, s'est mis en rapport avec des truands.

On désarme facilement les flics de garde qui nous supplient de leut rendre leur arme car ils craignent d'avoir de gros ennuis s'ils rentrent au commissariat sans leur revolver. J'accepte, j'enlève les chargeurs et restitue les armes. Les cambrioleurs mettent à peu près vingt minutes pour ouvrir le coffre et glisser le butin dans de grands sacs de marin.

C'est alors que je m'aperçois qu'ils se servent au passage. Or, ils avaient reçu 15.000 F chacun, somme énorme à l'époque. Pas question qu'ils prennent quoi que ce soit ! Je les menace fermement et récupère le trésor.

Des voitures sont censées venir nous chercher. Les sacs sont à ce point volumineux qu'il est difficile de les transporter.

Nous attendrons en vain, elles n'arriveront jamais. Amateurisme de cette résistance de bouts de ficelles et d'héroïsme où le ridicule côtoie le sublime.

Prenant des risques énormes, nous coltinons les sacs jusqu'à la rue de Terre-Neuve où on les cache. On les récupérera sans dommage le lendemain.

Un peu plus tard, nous attaquons la Maison communale de Molenbeek . On emporte des milliers de cartes de ravitaillement et toutes les armes que l'on peut trouver.

Il faut reconnaître que les policiers ne se défendent pas beaucoup et pratiquement, nous laissent agir. Après la guerre, j'aurai la surprise de retrouver l'un d'eux devenu commissaire dans ma commune.

Il fallait à tout prix cacher ces armes si précieuses, c'est M. Seegers qui s'en chargera. Il bourra une mallette de revolvers et prit le tram.

Les Allemands arrêtent le convoi et fouillent les voyageurs.

Seegers ne perdit pas son sang-froid, il mit la mallette entre les jambes et resta assis. Les Allemands, sans doute impressionnés par son air respectable, son beau feutre gris et ses petites lunettes rondes, ne lui demandèrent rien ! Il est sain et sauf.

Notre armement devient de jour en jour meilleur, surtout après l'attaque des dépôts d'armes de la chaussée de Wavre et de la gare ferroviaire de Tour et Taxis. Les actions deviennent de plus en plus nombreuses et de plus en plus dures. Très vite, la question cruciale de l'exécution de collaborateurs s'est posée. C'était évidemment un saut considérable qui modifiait notre façon de concevoir l'action. L'exécution d'otages ne nous laissa pas le choix. Il fallut répondre coup pour coup.

Le 15 avril 1943, l 'une des opérations tourna mal. Il s'agissait d'abattre un traître, marchand de bicyclettes chaussée de Haecht. La règle veut que l'on agisse toujours à deux minimum. L'un des résistants arrive en retard. L'autre Dobrzynski dit "Louis" n'attend pas. Il agissait seul et est arrêté. Il sera fusillé le 14 juillet 1943. Il n'avait que dix-neuf ans.

J'organise du mieux que je peux ma vie de clandestin. Chaque jour, j'éprouve la joie intense d'être toujours vivant. Le matin, je fixe les rendez-vous avec les courriers, je fais le tour des partisans pour distribuer l'argent et les cartes de ravitaillement et d'identité. Je rencontre les indicateurs pour préparer les opérations que nous devons exécuter. J'ai conscience de l'amateurisme de la résistance. Très vite, je décide de tout vérifier. Je veux à tout prix éviter de tragiques méprises comme celles qui ont conduit à l'exé­cution d'un innocent que l'on avait confondu avec un collaborateur. Je remplis fidèlement les missions mais je tiens à prendre tous les renseignements et à les contrôler moi-même.

Cette méfiance me sauvera la vie lorsque je découvrirai qu'une planque située place Liedts à Schaerbeek était une souricière où les gendarmes nous attendaient. Le repérage personnel devient ma règle absolue.

La multiplication des actions rend les Allemands de plus en plus nerveux. Après la destruction des papiers de la Wehrbestelle , rue de Namur, rendue possible grâce à des renseignements obtenus d'un policier bruxellois, ils commencent à organiser des rafles systématiques.

Plus tard, nous parviendrons à attaquer un dépôt d'armes et sur­tout, on nous en fera parvenir de Londres. Cet arsenal sera caché dans un garage chaussée de Wavre et à Tour et Taxis.

Dorénavant, nous ne manquerons plus jamais des moyens néces­saires à nos actions.

Après l'arrestation de Stal, je parviendrai à récupérer toutes les armes. Je savais que je ne disposerais que de deux à trois jours avant qu'il ne parle sous la torture. Ce fut le cas. Il résista mais n'évita pas son sort tragique.

Malgré un grand sentiment d'isolement, nous bénéficions quand même d'une certaine aide dans la population. C'est ainsi qu'un commerçant de Berchem-Sainte-Agathe dont l'épicerie s'appelait Au bon beurre de Dixmude, nous préparait, chaque mois, un colis de vivres.

L'un des partisans de mon groupe allait de temps en temps manger chez le vicaire de l'église Saint-Guidon, à Anderlecht. Ce brave homme avait eu la bonne idée de distribuer de la soupe aux nécessiteux. Ce faisant, il apprit que la Gestapo s'était rendue dans un home situé boulevard Clemenceau où se cachaient des enfants juifs et qu'il avait été décidé de les arrêter tous le lendemain. On ne pouvait donc attendre.

L'opération était particulièrement délicate car, d'une part, j'avais perdu le contact avec un certain nombre de partisans et d'autre part, il fallait s'organiser pour cacher les enfants après leur sauvetage.

Ma seule ressource : faire appel à mon équipe de Faucons rouges.

J'avertis Andrée Ermel et Floris Desmet. Nous sommes accompagnés de Bernard Ferenberg, de Fabien Cybrknopf et de Pasarcevitch dit "Le ket". Nous ne sommes que deux à être armés. Andrée et Floris sont chargés de négocier l'enlèvement des enfants avec la Mère supérieure. Mais celle-ci est terrorisée par les représailles que les Allemands ne manqueront pas d'exercer. Pendant cette délicate discussion, je suis caché avec les autres dans les environs et j'attends avec de plus en plus d'impatience.

Le couvre-feu est à 22 heures et les palabres s'éternisent. À bout de patience, à 21h30, je décide d'agir. Je rentre dans le home, revolver au poing. La Mère supérieure est tétanisée, elle me supplie de lui tirer une balle dans l'épaule pour que les Allemands ne croient en rien à sa complicité. 

Je refuse fermement mais j'arrache les fils du téléphone et la ligote de façon aussi serrée que possible. J'enferme les autres membres du personnel dans un petit réduit en leur demandant de n'appeler du secours qu'une heure plus tard.

Les gosses sont très rapidement habillés, aidés par les jeunes nonnettes. Ils sont vingt-sept. Certains d'entre eux seront remis à leurs parents dispersés dans différentes directions, d'autres seront planqués rue des Tanneurs et d'autres enfin, dans un appartement clandestin près de la rue des Chartreux.

Ce n'est que le lendemain que je fis mon rapport au chef de corps qui transmit au niveau national. Mon action fut approuvée et je bénéficierai d'une promotion de chef de corps.

Tous ces enfants échapperont au génocide. J'ai eu l'immense bonheur d'en retrouver une demi-douzaine lors de la première rencontre avec les "enfants cachés" organisée à New York. Ils revinrent me voir à Bruxelles. Ce fut une des grandes joies de mon existence. Sur le même plan, mais d'une autre ampleur, l'attaque du vingtième convoi vers Auschwitz par la résistance belge fut un acte unique en Europe occupée. Pour mener cette opération, il fallait des véhicules. C'est ainsi que je fus chargé de voler une ambulance près de l'avenue de Tervueren. Le but était de rapatrier des partisans et des déportés blessés au cours de l'attaque. Mais l'ambulance tomba en panne. Heureusement, une infirmière nous donna un bidon d'essence qui était caché. Nous volâmes également une Citroën 11 chevaux. Au retour, la Citroën tomba également en panne et les partisans rentrèrent en train jusqu'à Bruxelles. Une fois encore, le tragique et le comique se côtoient au jour le jour ! Un livre vient de sortir de presse traitant du sujet. Trois hommes ont réalisé cet exploit. Georges Livschitz, Robert Maistriau et Jean Franklemon. Ils avaient refusé le concours de l'armée belge des partisans vu le trop grand risque. Il se sont résolus à agir seuls. Ils ont été l'honneur de la résistance (10).

Dans le "Convoi des Belges"

Le 16 juin 1943, je me trouve dans un tram à Schaerbeek. C'est le 74. Je porte de nouvelles chaussures, elles me font mal, elles sont encore toutes raides. Il est aux environs de 15 heures. J'avais rencontré tous mes contacts du matin, mais l'un des partisans avec lequel j'avais un rendez-vous n'était pas là. Un nouveau rendez-vous était prévu dans l'après-midi.

Je perçois tout de suite dans le tram qu'un regard lourd de menaces s'appesantit sur moi. Mon instinct me dit qu'il s'agit d'un flic en civil. Le regard se fait de plus en plus insistant. Avenue Rogier, je décide de descendre. L'Allemand me suit et se met à hurler « Halt ! ». Je cours, mais mes chaussures me handicapent lourdement. Je prends la fuite, mais devant moi apparaissent subitement deux policiers belges.

Je prends à droite vers un square, l'Allemand est toujours derrière moi. Je bondis sur la plate-forme d'un tram, mais le conducteur, sentant qu'il y a quelque chose d'anormal, stoppe le véhicule.

Je suis immédiatement arrêté et amené au commissariat de police près du Parc Josaphat.

Je suis menotte et attaché à une table. Je parviens cependant à attraper mon ardoise magique (11) et à effacer tout ce qui s'y trouve.

Je suis fouillé et on découvre évidemment des cartes de ravitaillement, des fausses pièces d'identité et beaucoup d'argent : c'est la solde des partisans.

Un gros trousseau de clés intrigue mes interrogateurs, ce sont les clés de l'immeuble de mes parents, du magasin de la chaussée d'Anvers, de la maison de M. Segers où je me planque.

La Geheime feldpolizei décide de me transférer à son siège, et là l'interrogatoire devient beaucoup plus serré. Je répète inlassablement que je m'appelle Pierre Dumortier, que je suis juif et que je vends des faux papiers et des fausses cartes d'alimentation. C'est la raison pour laquelle j'ai tant d'argent sur moi. Heureusement, sur les fausses cartes d'identité, il n'y a pas de photos.

Les Allemands découvrent alors que je possède une image pieuse représentant Sainte-Thérèse ! Elle m'a été remise pour me protéger, par Mme Segers, extrêmement croyante.

Au dos du chromo de Sainte Thérèse se trouve un texte religieux dont certains mots ont été soulignés par Mme Segers. Les Allemands sont persuadés dur comme fer qu'il s'agit d'un code. Un ènorme feldgrau me donne une série de gifles et de coups de poings. Je maintiens ma version : Pierre Dumortier, trafiquant juif.

Finalement, mes interrogateurs se lassent et décident de me transférer à la prison de Saint-Gilles. Les gifles, les coups de ceinturon, les coups de poings ont solidement transformé mon joli minois. Cependant, je tiens encore le coup. Il fait nuit quand j'arrive à la prison, pseudo château médiéval aux tours crénelées, sans doute créé par un architecte ayant trop joué aux soldats de plomb. Je dois être mis au secret, mais par manque de place ou par erreur administrative, je suis mis dans une cellule où quatre condamnés à mort attendent leur exécution.

Cette rencontre me sauvera sans doute la vie. Ces pauvres types dont je n'ai jamais connu le nom m'expliquent comment il faut répondre aux interrogatoires. Surtout toujours répondre la même chose, de façon à ne jamais changer de version. Ne jamais se couper et mémoriser aussi précisément que possible ce qui a été dit précédemment.

À différentes reprises, on me sort de ma cellule. Les Allemands pensent toujours que l'image pieuse de Sainte-Thérèse est un texte codé. Ils veulent savoir d'où proviennent les cartes d'identité et les cartes de ravitaillement. Ils veulent savoir à quoi servent toutes les clés trouvées sur moi. À bout de ressource, je les emmène chaussée d Anvers. Le nouveau propriétaire a eu la mauvaise idée de changer les serrures. Je reçois une volée de coups car les Allemands estiment que je me suis moqué d'eux.

Ce régime dure à peu près deux mois. Un jour, on m'extrait de ma cellule et un flic de la Gestapo me dit qu'il me fera parler. Il m'amène, ironie de l'histoire, dans un immeuble situé à quelques pas de la maison de mes parents, à Berchem-Sainte-Agathe. Je suis jeté dans une cave er durement battu. Ce sera le passage à tabac le plus brutal de mon arrestation. Mais je parvins à maintenir ma version. Je suis un trafiquant juif de faux papiers. Je suis ramené à Saint-Gilles.

Quelques jours plus tard, un vieil Allemand, portant un uniforme particulièrement défraîchi, vétéran de la guerre 14- 18, m 'apprend que je suis libéré ! Il est revenu de tout et il me dit que l'Allemagne va perdre la guerre. Mais il me laisse entendre que ma libération n'en est pas une, que le pire m'attend. Pourtant, l'administration ayant toujours ses droits, je bénéficie d'une levée d'écrou en bonne et due forme. Elle figure toujours dans les archives de la prison. Nous sommes un petit groupe à "sortir" ensemble. Libération on ne peut plus théorique et provisoire car dans la cour de la prison stationne un camion de l'armée allemande escorté par des SS.

Nous somme le 20 septembre 1943, c'est encore l'été et il fait beau.

Avenue Louise, le camion s'arrête et charge une nouvelle "cargaison" de prisonniers. Toutes sortes d'idées me traversent la tête. Il y a trente à quarante personnes entassées dans le camion et seulement deux SS. Tous les détenus sont relativement jeunes. On pourrait tenter une évasion. Mais après ma détention, les coups, je suis épuisé et finalement, je reste inerte, les yeux dans le vide, ballotté par les cahots de la route. Le camion prend la route de Malines. Je ne me fais pas d'illusion, je sais ce qui m'attend, c'est la déportation et la mort. Je suis placé à l'isolement dans une espèce de bunker. Manifestement les Allemands se méfient.

J'essaye de faire passer une requête, en affirmant que je suis Belge et que je ne dois donc pas être déporté. Manque de chance, le 22e convoi est celui des Juifs belges. Les Allemands ont décidé de "purger" la Belgique de tous les Juifs. C'en est fini de l'illusion que les Juifs non Belges constituaient leur seule cible.

Pour grimper dans le train, il faut sortir de la caserne. L'embarquement se fait dans le calme, les gens pleurnichent mais ils sont atrocement résignés.

On reçoit un pain, un bac d'eau et un seau pour les besoins. Il y a entre 80 et 100 personnes dans le wagon. Sachant parfaitement ce qui m'attend, je veux m'évader et ce d'autant plus que dans la paille qui couvre le plancher du wagon, on a découvert quelques outils. Les Allemands nous avertissent : il y a un gardien au-dessus de chaque wagon et si quelqu'un s'évade, tous les occupants sont fusillés. L'épisode de l'attaque du vingtième convoi a laissé des traces. Les Boches se méfient. On sait qu'ils mettront leurs menaces à exécution.

Deux ou trois jeunes déportés partagent mon sentiment. Il faut s'évader. Mais tous les autres protestent, se mettent à hurler, à pleurer et finalement, on sombre avec eux dans un profond abattement. Le voyage dure près de quatre jours et semble extrêmement long. Il est ponctué d'interminables arrêts. Après deux jours, le seau d'excréments déborde et il n'y a plus d'eau. A partir de là, le voyage devient une torture.

Ce qui domine, c'est l'effroi et la résignation de tous ces gens. Ils attendent leur sort, mais peuvent-ils l'imaginer ? Le connaissent-ils ?

Quelques civils allemands essayent de nous donner du pain et de l'eau, ils sont brutalement refoulés par des SS. Certains déportés parviennent quand même à se procurer quelques victuailles.

L'aube est sinistre. Nous arrivons à Auschwitz. Je crois apercevoir des spectres qui se déplacent sans bruit le long du train. Derrière ces ombres, des SS, des chiens. Des cris, des pleurs, des aboiements, une odeur de suie. Le tout nimbé d'un brouillard d'automne qui donne à toute la scène un aspect irréel, fantomatique. Des phares balayent 1'espace.

Des fantômes courent le long des voies sans dire un mot. Les portes s ouvrent et leur visage de cadavre n'exprime rien. Certains cependant tentent de nous glisser quelques conseils : se tenir droit, avoir l'air jeune, en bonne forme, surtout ne pas avoir l'air fatigué.

Tout cela à la lueur blafarde des projecteurs. Le silence est devenu presque total. Subitement, des haut-parleurs se mettent à cracher des ordres. On nous donne toute une série d'instructions : se mettre en rang, abandonner les bagages, etc.

Mon débarquement a lieu à la gare d'Auschwitz, la sinistre rampe n'existe pas encore. C'est à pied qu'il faut aller jusqu'à Birkenau. La première sélection se fait sur le quai de la gare. Les gens fatigués peuvent grimper dans des camions. Le haut-parleur, bon prince, nous annonce que les plus forts doivent laisser leur place aux plus jeunes et aux personnes âgées. Décidément, ils sont "korrekt" ces Boches.

Le pire : les familles, les femmes et les enfants sont séparés. À ce moment, des hurlements et des cris déchirants emplissent le brouillard.

Le pauvre troupeau comprend enfin, une peur animale l'envahit. On se retrouve face à l'horreur absolue.

Une nouvelle sélection s'opère. Certaines personnes, ne comprenant rien à ce qui se passe, protestent auprès des SS et passent dans l'autre file, celle des camions... celle de la mort !

Mon premier compagnon du camp est un Anversois solidement bâti. Malheureusement, quelque temps plus tard, il tombera malade et mourra dans mes bras en me demandant une pomme que je ne pourrai évidemment pas lui donner. Cette scène ne quitte pas ma mémoire.

Premier souvenir de la maison des morts... il y en aura bien d'autres.

Terrible désillusion. Je m'attendais à être pris en charge par une organisation de résistance (14). C'est ce qui se racontait en Belgique. La réalité est brutale. Il n'y a ni accueil, ni organisation. C'est tout de suite chacun pour soi. Je suis épouvantablement déçu. Je me retrouve seul, face à l'atroce usine de mort. Je comprends que si je veux survivre, je ne peux compter que sur moi... et sur beaucoup de chance. Je suis seul, désespérément seul dans cet enfer absolu.

J'apprendrai plus tard que certains communistes importants sont aidés. Moi, je suis un numéro comme un autre. Le fait d'avoir été résistant ne m'aide en rien. Or, je le sais, un secours aurait été possible.

Cela non plus, je ne le pardonne pas.

Nous partons donc à pied vers Birkenau, nous sommes plus ou moins 350. Un orchestre nous accueille, sinistre, pathétique et dérisoire.

Nous sommes jetés dans le camp de quarantaine situé juste après les miradors. C'est la procédure de déshumanisation qui commence. Le troupeau est amené dans un vestiaire puis vers des douches. Nous sommes nus, tous nos vêtements, y compris les chaussures, sont embarqués. On est tondu, il ne nous reste plus un poil sur le corps. Après une douche et une désinfection en règle, on nous distribue des loques. Une ficelle pour tenir le pantalon, des chaussures à semelle de bois tenue par une toile, des bandes de tissu gris en guise de chaussettes. Ce sont les fameuses chaussettes russes. Ce ne sont pas encore nos vêtements définitifs de bagnards. On passe devant des tables où des détenus "déjà installés" nous enregistrent et nous numérotent. La quarantaine, c'est la période de déshumanisation. Je ne m'appelle plus "l'Imprévisible", comme aux Faucons rouges, ou Halter comme dans la vie. Je suis devenu "ein Stück" (une chose) numéro 151.610. C'est mon état civil de mort vivant.

Ce numéro est inscrit sur un bout de toile qu'il faut coudre sur la veste et sur le pantalon. Ce n'est pas là qu'on me tatoue. Un détenu de droit commun Lagerältester nous tient un discours d'"accueil". Il montre la cheminée et nous explique que c'est le seul moyen de s'évader. Tous ne comprennent pas. Certains détenus plus anciens viennent travailler au camp de quarantaine. L'un d'entre eux, un Belge, s'approche de moi et me dit sans aucune précaution oratoire, dans un souffle que mes parents ont été gazés dès leur arrivée.

Aujourd'hui encore, je ne peux pardonner à cet homme de m'avoir si brutalement appris l'atroce destin de mes parents. Bien des années plus tard, je le rencontrerai à Bruxelles er je refuserai de lui parler.

Certains, dès cette période de quarantaine, se suicident. Pas d'amitié, pas d'entraide.

Une chose, une seule compte, la lutte pour la vie dans l'horreur de l'enfermement. Les meilleurs postes sont occupés par des Juifs polonais qui ne sont pas particulièrement tendres avec les nouveaux arrivants. On nous parle de bonnes places, c'est le "Canada" (12), les cuisines, la laverie, le secrétariat, l'infirmerie. Certains n'hésitent pas à se faire passer pour médecin ou infirmier.

Tout se passe en allemand. Je le comprends et me débrouille. C'est déjà un avantage. J'ai vite saisi qu'il faut user de toutes les cordes que de son arc. Intelligente pauca, dit-on en latin. Comprendre vite, c'est une petite chance de survie en plus.

Alors que toute mon éducation familiale et militante me conduit spontanément vers l'amour de l'autre, vers la solidarité, je sens monter en moi quelque chose d'affreux : une terrible indifférence à l'égard du sort de mes semblables. Ils crèveront, moi pas ! Une voix hurle en moi « Il faut vivre ! »

Mineur de fond

Je lève la plume, contemple Kamarina, ne pouvant m'empêcher une comparaison saugrenue entre l'arrivée ici et celle, là-bas, en Haute Silésie.

Ici, c'est l'accueil "Club Med", chants, apéros et cottage. Trois lits, toilette et douche. Souper copieux et puis, repos. C'est le bonheur total. Un projet : s'allonger, ne penser à rien et manger. Les buffets sont somptueux : œufs sur le plat, saucisses vien­noises, lardons grillés sur toasts canapés.

Auschwitz, premier réveil triangulaire (13). Pas question de traîner. Ça hurle, ça cogne. Je saute en bas de ma paillasse, celle du milieu. J'essaye tant bien que mal de la mettre au carré car la discipline prussienne l'exige. Je cours à l'appel, la torture va commencer.

Le blockälteste est là, avec ses deux "Stubendienst".

Il fait encore beau. C'est la fin septembre. Il fait chaud, comme à Kamarina. Sauf qu'au Club Med, tout le monde, il est beau, tout le monde, il est gentil et que là-bas, à Auschwitz, tout est couleur poussière. Pas un sourire. Uniquement la terreur. Uniquement la peur.

La terrible solitude dans le malheur.

Hier soir, 9 octobre 43, mais non je m'embrouille ! Hier soir, 9 octobre 2002, Club Med de Kamarina. Grande fête pour les enfants, leurs parents et leurs grands-parents. La joie et la bonne humeur sont partout. Les enfants sont les rois du spectacle. Celui-ci est magnifiquement organisé par les moniteurs et les monitrices. Les enfants sont déguisés en coccinelles, en panthères ou en libellules. Ils dansent, chantent et saluent comme de vrais professionnels. Ils ont de 3 à 12 ans et leur démonstration est éblouissante. 21h30, ils défilent comme à la parade de cirque sous les acclamations du public.

9 octobre 1943, les enfants de Birkenau vêtus en bagnards, entourés de SS, défilent. On ne les verra plus. Il se chuchote qu'ils sont sujets à expériences sur la gémellité et autres, et qu'ensuite, on s'en débarrasse.

10 octobre 2002, j'ai 82 ans. Je suis en Sicile. On envisage d'aller visiter Malte. Mais le temps est trop mauvais, le voyage est annulé.

Subitement, dans ce décor de rêve, il fait gris et pleuvine. Je décide de continuer à écrire. Je me prépare des œufs mollets et une copieuse assiette de charcuteries diverses. Le tout arrosé de café au lait et de jus d'orange... De quoi faire survivre tout un bloc à Birkenau !

Je suis heureux de fêter auprès de ma Perla chérie mon 82ième anniversaire.

Qui aurait pensé que cela puisse arriver ? Pourtant, les blessures ne sont toujours pas refermées. Nous portons en nous, de manière indélébile, la mort affreuse de tous les nôtres. On a beau se répéter qu'ils auraient de toute façon disparu, aujourd'hui, vu leur âge, mais au moins, jusqu'au bout, ils auraient été entourés de notre affection. Pourquoi bon sang ai-je fourni à mes parents ces vrais faux passeports qui les perdirent ?

Nous n'arrivons pas à faire notre deuil. L'âge avançant, la culpabilisation s'amplifie. Pourquoi suis-je vivant, pourquoi les autres sont-ils morts ?

Octobre 2002, Caserne Dossin à Malines, nous rendons hommage à nos morts. Le Premier Ministre prononça deux discours, l'un en français, l'autre en néerlandais, après avoir allumé l'une des flammes du souvenir.

André Flahaut, ministre de la Défense nationale était présent aux côtés du rabbin Guigui.

David Susskind, président d'honneur du Centre communautaire laïc juif, prononça un discours déchirant, stigmatisant l'attitude de nos compatriotes et des autorités et demandant instamment que les Juifs soient enfin considérés comme des otages à part entière. Il hurla en demandant qu'on lui enlève enfin cette étoile qu'on lui avait collée dans le cœur ; qu'on mette fin à cette ségrégation et à l'injustice qu'elle représente. Ses mots prenaient une résonance toute particulière du fait de la recrudescence de l'antisémitisme. Drôle d'amalgame. Notre statut de victimes de guerre prévoit des traitements différents pour les Juifs de celui des prisonniers politiques. Cela est inacceptable, je l'ai toujours dit.

Mes parents sont reconnus bénéficiaires du statut de prisonniers politiques, mais n'en ont jamais eu le titre. Récemment, en 2001, la France a promulgué des décrets redressant ces injustices.

L'Allemagne l'avait fait dès 1957.

À l'époque, j'ai refusé l'aide de l'Allemagne, cela me semblait évident.

Comme l'écrivait Bertolt Brecht : « Il est encore fécond le ventre d'où est sorti la bête immonde ». L'antisémitisme renaît car on ne fait pas la différence entre les Juifs et Israël. Combien d'entre nous survivront lorsque toutes ces discriminations seront enfin effacées ?

Il pleut toujours. J'écris à l'abri du bar du Club Med. L'air est doux comme à Fürstengrube "à la même époque". Nous sommes rentrés à 350 au camp. Après une première sélection, dès la sortie des wagons, un kapo avait lourdement insisté en nous montrant les cheminées fumantes : « Seule porte de sortie ».

Après le camp de quarantaine, nous arrivons à 175 à Fürstengrube, camp dépendant de Birkenau. Nous y sommes tatoués. Désormais, je suis marqué à vie, à l'avant du bras gauche. Nous ne sommes plus qu'une horde de loqueteux. On ne nous laisse que les sabots toiles et les chaussettes russes. Nouvelle distribution de vêtements. Cette fois-ci, nous sommes affublés d'un costume de bagnard à rayures noires.

Les autres prisonniers sont orientés vers Varsovie où ils seront chargés de déblayer les ruines du ghetto. Parmi eux, il n'y aura que deux survivants.

Fürstengrube, petit camp de travail, entouré de barbelés et de quatre miradors. Huit longues baraques et le bloc sanitaire. Le tout destiné à recevoir plus ou moins 500 Häftlinge. On apprendra plus tard qu'à quelques kilomètres, se trouve également un camp du STO français. Bien sûr, nous n'avons aucun contact.

Le Lagerältester est juif, volgefresnene, mais gentil. Il ne restera pas longtemps en place et disparaîtra "un beau jour" pour laisser sa place à Herman, triangle rouge" qui, rare privilège, a pu conserver ses cheveux, et qui parle français. Il est alsacien. C'est la tactique des SS : donner quelque autorité à quelqu'un pendant quelques semaines, ou au mieux, quelques mois, et puis, du jour au lendemain, le ravaler à sa situation antérieure. Ainsi, personne ne s'installe dans une situation de pouvoir et chacun sait qu'à chaque minute, il peut tout perdre et d'abord et avant tout, sa propre vie.

Le camp est composé en majorité de Juifs polonais et tchèques. Les chefs de bloc et les kapos sont des triangles verts (15). Le Lagerkapo est une espèce d'Hercule, tout de noir vêtu qui impressionne par sa haute taille et son lourd bâton. Il inspire la crainte, car il n'hésite pas à s'en servir avec une extrême brutalité. À d'autres moments, il se balade avec une canne que l'on dit plombée et avec laquelle il distribue généreusement des coups sur tous ceux qui passent à sa portée.

Venant de Belgique, le paysage minier dans lequel nous nous trouvons m'est connu. À l'appel, on demande des mineurs. Mes études de géographie ressurgissent dans ma caboche. Pologne : climat continental, très froid en hiver, très chaud en été.

Mine : température constante de plus ou moins 14 degrés. Pas une seconde d'hésitation. Je lève le bras, je fais apparemment l'effet d un mineur expérimenté. On prend note de mon numéro et me voilà affecté à la mine de charbon. Je fais partie de l'équipe de nuit, je travaille donc "Nachtschicht". La mine est située à cinq kilomètres du camp et on doit s'y rendre à pied, par un chemin borné de grillage. Un seul endroit en est dépourvu ; les SS armés de mitraillettes, accompagnés des chiens nous escortent à l'extérieur des grillages. Sur notre gauche, nous longeons des forêts de pins et de bouleaux. Si j'ai évoqué le seul endroit dénué de grillages, où notre chemin tourne à angle droit, c'est que cet endroit va être le théâtre d'une des rares évasions réussies.

Nous sommes en plein hiver, la terre est dure et glacée. On marche en rang par cinq. La tête basse, bras ballants, traînant les pieds. Nous sommes une armée de fantômes. Quelques mètres devant moi, je vois soudain un petit homme tout de rayé vêtu, qui file comme un lapin vers la forêt et s'y engouffre. Les SS lâchent leurs chiens et tirent des rafales de mitraillettes. Hurlements « Los ! Alle hinlegen ». On s'aplatit. Les balles sifflent au-dessus de nos corps. Nos visages sont plaqués au sol : si on pouvait y entrer, comme des taupes, on le ferait. Deux SS, devancés par leurs chiens, se lancent à la poursuite du fugitif. Plus de dix minutes passent. On entend tirer dans le lointain. Nous sommes toujours collés au sol et le froid nous envahit de plus en plus. Les deux SS reviennent et rappellent leurs chiens. « Los ! Aufstehen, weiter gehen ! ». Les SS tirent une de ces gueules... Ils ne sont pas contents. Qu'est-ce qui les attend ! Qu'est-ce qui nous attend ?

Au retour de ce jour mémorable, nous rentrons au camp, à la porte d'entrée, des cadavres sont alignés sur le sol, dix corps couverts de sang gelé et criblés de balles. On nous force à les enjamber. On apprendra que les SS ont organisé un appel général et pris dix personnes au hasard. Ils les ont abattues sur place. Parmi eux, deux Belges, dont l'un était encore particulièrement costaud et aurait certainement survécu.

Nous atteignons le carreau de la mine. Les porions nous attendent et semblent à la fois furieux et souriants. Nous apprenons que le fugitif est un Russe. Il gèle à pierre fendre. Avec soulagement, on s'engouffre dans l'ascenseur. On reprend notre souffle, l'air tiédit au fur et à mesure de la descente. Nous sommes à moins 80 mètres, c est très peu quand on sait qu'en Belgique, les veines se trouvent parfois à 1.400 mètres de profondeur.

Un petit train entraîne à sa suite des wagonnets chargés de charbon. Des ouvriers les poussent dans l'ascenseur. En haut, ce sont des femmes qui trient les arrivages. Notre pauvre troupe est répartie et affectée à des équipes composées de mineurs professionnels, tous polonais, dirigées par des ingénieurs allemands civils.

Ceux-ci indiquent le travail à réaliser aux meisters. Équipe d'entretien, nous suivons le meister vers les lieux de travail. La galerie est haute et murée. Des tubes d'air nous alimentent en oxygène et des fils électriques sillonnent le plafond. Nous circulons sur des passe­relles en bois.

11 octobre 2002 : Nous sortons de l'eau tiède du bassin de natation de Kamarina. Les gens de tous les pays nous entourent et veillent sur les enfants. Des propos s'échangent en allemand, et tout le monde nous paraît si gentil. D'autres s'expriment en anglais, beaucoup en italien, très peu en français.

Une fais de plus, j'ai trop mangé et trop bu. Je n'en peux plus. J'ai le ventre ballonné. Le soleil de Sicile me sèche la peau et brunit mon visage. Tout à coup des crampes d'intestins me saisissent et je rejoins en quatrième vitesse une maisonnette de pierre du village du Club Med. J'arrive juste à temps pour me précipiter aux toilettes. J'ai frôlé la catastrophe ! Le téléphone sonne dans la chambre voisine. Paule se précipite. C'est Yannis qui appelle de Bruxelles et qui m'enguirlande gentiment car depuis hier, il cherche à m'atteindre pour me souhaiter au nom de tous les membres de l'équipe de la Fondation Auschwitz un bon anniversaire. Surpris, je me lève de l'auguste siège, m'essuie à la hâte et me rend, déculotté, au "bigophone". Il m'annonce que tout va bien, qu'à Bruxelles, il fait 12 degrés et que, comme toujours, il va pleuvoir. Ici, il y a 24 degrés et une pluie chaude tombe, mais elle séchera très rapidement dès que les rayons du soleil perceront les nuages.

Octobre 1943 : la dysenterie me mine, je cours vers les abords du camp où se trouvent les latrines. Là, lieu de réunion idéal, nous sommes une cinquantaine au-dessus de trous béants. Mon copain Vidal me conseille de me fabriquer du charbon de bois et de l'avaler en même temps que ma "soupe" du matin.

Apparemment, c'est efficace et je me rétablis, du moins, momentanément.

Un kapo surgit, le Scheiszmeister, il nous expulse à coups de gumiknuppel. Pas question de traîner, il faut laisser la place aux autres. On s'essuie comme on peut, avec quelques morceaux de journaux. On regagne notre kommando de corvées au pas de course. Notre tâche à ce moment : porter des briques et des sacs de ciment. Toujours au pas de course. Notre équipe de nuit a été réveillée pour faire ce travail, on ne saura jamais pourquoi. Ce jour-là, pas de sommeil !

 
Une survie d'esclave

Les journées sont partagées en trois équipes : la nôtre, nocturne, celle du matin qu'on croise lorsque l'on rentre à l'aube et celle de la Mittagschick qui est déjà en route. Le travail se déroule donc sur 24 heures de façon ininterrompue. Cela nous fait huit heures dans la mine plus une heure à pied pour y aller et une heure pour revenir. Dix heures en tout et en plus, on n'est pas à l'abri des corvées puisqu'il faut sans cesse agrandir le camp. Avec l'afflux des déportés, on construit maintenant des blocs à étages en dur. On creuse une espèce de piscine au centre, sorte de réservoir d'eau. Comme piscine, celle de Kamarina est drôlement plus belle.

Les barbelés sont remplacés par des murs en briques garnis de miradors et de tours vitrées pour les gardes. De 500 häftlinge du début, nous passons rapidement à 3.000. On constate très vite que la durée de survie est, sauf "organisation", de plus ou moins six semaines. Certains affirment que nous sommes devenus le "Straflager" de Buna Monowitz. Ceux qui nous viennent de là, nous les appelons les "vollgfressenen von Buna". Ceux-là ne durent pas longtemps. Ils se transforment rapidement en Müselman et partent vers leur destin tragique à Birkenau, synonyme pour eux de disparition par volatilisation. La cheminée, toujours la cheminée.

Ceux qui détiennent le pouvoir de vie et de mort, ce sont d'abord les secrétaires, détenus eux-mêmes, qui choisissent les emplois aux­quels on est affecté. C'est l'une des perversions suprêmes du système organisé par les Allemands.

Mais il y a parfois des miracles. Ainsi mon ami Maurice Goldstein que j'ai vu emmené, gonflé comme un Bibendum par la faim et la maladie. À Lublin en 1945, je sers la soupe à la Croix-Rouge Internationale, je lève les yeux. Il est là, vivant ! Avec ma délicatesse coutumière, je m'entends lui dire : « Maurice... tu n'es pas mort ! ».

Il me regarde, interloqué, mais il n'est pas choqué. Ceux qui ont été à Auschwitz ne se choquent plus jamais. Il me raconte son aventure. On ne se quittera plus et nous serons parmi les premiers à rentrer à Bruxelles avant même la fin de cette foutue guerre.

Kamarina Sicile, il faut que j'arrête d'écrire, je fais une rechute, je me précipite à nouveau dans les toilettes d'un hôtel voisin, le luxe est inouï. L'installation sanitaire est magnifique. C'est au son de la Symphonie du nouveau monde de Dvorak que je m'assieds et me soulage. Tout à mon bonheur, je lève les yeux, que vois-je ? La décoration murale sur le carrelage ressemble à s'y méprendre à des fils de fer barbelés ! Jugez de ma stupeur.

  

Dans la galerie de mine de charbon, on marche sur les passerelles de bois et je suis fidèlement le meister auquel on m'a attribué. Il se nomme Jessica. C'est un ours mal léché. D'une force et d'une caille qui me fait paraître encore plus petit que je ne suis. Derrière lui, j'ai l'air d'une fragilité incroyable. Trompeuse apparence : la preuve, c'est que je suis toujours là !

Nous croisons de nombreux groupes de mineurs et de détenus. Nous devons nous saluer d'un retentissant « Glück auf ». Prudemment, les SS ne descendent jamais dans la mine. De toute façon, ils savent qu'on ne peut pas s'en échapper. Il n'y a que deux accès, les ascenseurs et les bouches d'aération terminales. Le trajet sous terre est d'environ un kilomètre. Nous quittons rapidement la galerie centrale pour des galeries creusées directement dans le charbon. Le plafond est à plus ou moins deux mètres. Ces galeries mènent vers des veines plus basses. Notre travail consiste à creuser le sol et à descendre les rails afin que les wagonnets puissent passer. Contrairement à ce qu'on peut imaginer, ce n'est pas le plafond qui descend, mais le sol qui remonte. Nous piochons d'arrache-pîed et cela après avoir déboulonné les rails que nous reposons un mètre plus bas. Nous charpentons les plafonds et les murs. Nous disposons de troncs d'arbres dont deux sont placés latéralement et un en aplomb. Je me demande encore aujourd'hui, comment nous arrivions à porter ces troncs, à les scier au fur et à mesure et à les disposer tous les trois mètres. Des planches recouvraient le plafond et étaient maintenues par ces troncs. De temps en temps, l'un de ceux-ci, sous la pression, se brisait comme une allumette. Nous avions juste le temps de sauter en arrière et de le remplacer par un plus gros. Eternelle lutte de l'homme et de la terre. Le but, c'était le transport du charbon. Un wagonnet rempli était évacué vers la sortie. Il déraillait souvent et il fallait le remettre sur les voies. Au début, on n'y arrivait pas, même à dix. Jessica rigolait, il s'était vite rendu compte que je n'avais jamais mis les pieds dans une mine. Mais c'était un brave homme et il me montrait, à défaut de pouvoir m'expliquer. Il ne parlait que polonais et moi, le français mâtiné d'un peu d'allemand.

Un coup de rein par-ci, un autre par-là, et les roues se retrouvaient sur les rails. J'en restais baba de réussir un tel exploit. Il y avait une façon de tout faire sans trop d'efforts. Comme scier en biais, fixer à coups de masse les arbres pour soutenir le toit sans trop d'effort. Parfois, il se mettait à pleuvoir un charbon très fin, c'était l'annonce d'un éboulement. Jessica prenait ses jambes à son cou et détalait:, je le suivais comme son ombre. En une semaine, je m'étais transformé en un compagnon efficace et dévoué. Jessica ne voulait plus m'échanger. Il me garda jusqu'au bout. Après quatre heures de travail, au son d'une sirène, il s'asseyait sur une pile de charbon, c'était plus chaud que des cailloux. Il sortait de sa musette un paquet emballé dans un journal, il l'ouvrait, et, ô splendeur, apparaissait une magnifique tartine double garnie d'au moins trois centimètres de saindoux. Il la coupait en deux de ses grosses mains calleuses toutes noires et m'en donnait la moitié. Sans le savoir, il me sauvait la vie... Mais peut-être le savait-il...

Il sortait sa gourde et lampait une grosse gorgée d'herbata (thé sucré). Il me la tendait avec un sourire gêné. Ce Polonais avait un grand cœur. Cette pause durait une demi-heure et on reprenait le travail. Je me précipitais sur le journal qui traînait au sol et le cachais sous ma veste. Cela me protégeait du froid, de l'humidité, et en plus cela me permettait d'avoir les dernières nouvelles en allemand.

Dès mon retour au camp, je me transformais en une sorte de journal parlé vivant. Cela remontait le moral de mes camarades. Dans notre bloc, nous avions organisé une petite mafia. Je n'étais plus seul. J'étais l'horloger. II y avait le relieur, Gold le Buchbinder, Greenspan l'organisateur, Vidal le chanteur, Jean-Claude le peintre, Kursminski le mécano Vorarbeiter, Margolin le conteur. Sa grande spécialité, c était la cuisine. Il décrivait sans cesse des plats. C'était un officier français qui servait d'interprète. J'appris grâce à lui à préparer des cailles farcies, des ragoûts d'agneau, du poulet de Bresse. Son châlit jouxtait le mien. Notre ration quotidienne consistait en une gamelle de liquide noirâtre, un huitième de pain, une rondelle de margarine et pour les ouvriers de force, une rondelle de saucisson. C'était le Blockältester et ses deux Stubendiensten qui préparaient les rations. Ils prélevaient leur dîme. Résultat, il ne restait plus grand-chose pour nous ! De 6 heures à 14 heures, les travailleurs de la nuit pouvaient dormir et récupérer. Les mineurs de fond se reconnaissaient très vite entre eux, à leurs oreilles noires et leurs yeux toujours cernés de charbon, malgré la douche. Au lieu de dormir, je réparais les montres des mineurs polonais ou des SS. Je m'étais constitué un minimum d'outillage. Quelques pincettes "organisées" chez le dentiste et à l'infirmerie, un petit flacon d'huile volé à l'atelier de mécano.

Un kapo, triangle vert, surnommé "le Tigre" m'avait pris sous sa protection et me permettait de travailler sur la table de son réduit. J'appris plus tard que ce "Tigre" était un tueur de femmes. Il continuait à exercer ses talents sur les Muselman, J'étais son alibi, son quart d'heure de bonté. Il me traitait comme son fils. Il me procurait du boulot et une fois chez lui, personne n'osait plus me déranger. Je n'avais plus aucune corvée à faire. Je recevais des rations intactes dont je distribuais une part à des amis, car j'ai toujours été un petit mangeur et la tartine de saindoux que Jessica me donnait généreusement me suffisait.

La vie du camp est également ponctuée par les suicides et les tentatives d'évasion. Six détenus, dont deux médecins français, avaient réussi à creuser une galerie sous l'infirmerie. Ils avaient même déniché, Dieu sait comment, des vêtements civils. Malheureusement à la sortie, les SS les attendaient. Ils ont d'abord été placés dans des sortes d'armoires en fer où ils ne pouvaient que rester debout. Ces armoires étaient situées à l'entrée du camp de façon à ce que tout le monde puisse les voir. Après cela, on réunit tout le camp sur la place d'appel pour assister à la mise à mort. On les a placés sur un banc, une corde autour du cou. Ces Tchèques, Polonais et Français ont font preuve d'un courage extraordinaire. Ils ont refusé qu'on leur bande les yeux. Les Français ont crié « Vive la France ». Ils mettent longtemps à mourir. Ce fut atroce. Ce jour-là, de façon étonnante, nous reçûmes pour la première fois des boulettes de viande.

Malgré la censure et la propagande, il était clair à la lecture du journal de Jessica que les Allemands reculaient partout. Les Russes étaient sur la rive nord de la Vistule, attendant que l'armée allemande liquide l'insurrection nationaliste des Varsoviens. Lublin était tombé et les Russes allaient foncer sur Berlin. Les Allemands évacuaient les camps les uns après les autres. Auschwitz et l'ensemble de ses sous camps étaient vidés et des détenus prenaient la route par moins 25 degrés, et avec un mètre de neige. Nous sommes en janvier 1945. « Les marches de la mort » prennent leur sinistre élan. Les malades sont abandonnés dans les Reviers et voués à une mort certaine. Les SS font sauter les chambres à gaz et les crématoires. Je me rends compte que marcher des kilomètres dans la neige et le froid glacial ne peut qu'avoir des conséquences catastrophiques. La moitié des survivants mourront en cours de route. On finira par les entasser sur des wagons à ciel ouvert. Vidal me racontera comment, sur ces wagons, il se servira des cadavres pour se protéger du froid et de la neige. On conduit les transférés à travers la Tchéquie vers l'Autriche et différents camps jusqu'à Dachau. Jean-Claude Janet, qui fera également ces marches, parviendra à s'évader et rejoindra l'armée américaine.

13 octobre 2002, Kamarina, Sicile. Nous subissons une tempête digne des hauts de Hurlevent. Nous sommes désespérés. Le séjour idyllique se transforme en catastrophe. Si j'ose employer un tel mot pour une contrariété...

Mais après des pluies torrentielles et un orage dantesque, le soleil réapparaît dans un ciel bleu azur.

J'ai 82 ans et je me demande toujours comment j'ai pu survivre. Ce matin encore, a la salle à manger du Club Med, j'observais des hommes, des femmes et des enfants se gorger de nourriture. La variété des plats est extraordinaire. Je suis vér­tablement malade à cause de cet immense gaspillage qui me fait honte alors que des peuples entiers meurent de faim ou souffrent de la guerre.

Depuis 1945, date de ma résurrection, nous n'avons plus connu de misère en Belgique, la guerre pourtant n'a pas cessé dans le monde. Il serait fastidieux d'énumérer tous ces conflits, tous les prétextes sont bons pour s'entretuer au seul bénéfice de quelques hommes.

Domination, possession des sources de matières premières, nationalisme, religions, tout est bon pour s'entre-égorger et, surtout, pour l'argent, mobile des pires exactions.

2002, je viens de toucher les indemnités pour les travaux forcés auxquels j'ai été soumis. Deux ans de travail à la mine, soit 5 000 euros. Au moins cela m'a permis de vous raconter mon parcours dans de merveilleuses conditions !

Combien des rares rescapés survivent encore ? Combien toucheront ces indemnités ?

Zut, il fait trop beau et l'envie me prend de plonger dans l'eau chaude de la piscine de l'hôtel. J'abandonne Auschwitz et ses malheur, quelques instants...
  

Photos

Rivka Horowitz, maman de Paul Halter
Joseph Halter, père de Paul
Parents de Paul Halter, et un de leurs fils 
devant leurs magasin chaussée d'Anvers
Les dirigeants Faucons rouges de la région de Bruxelles.
De gauche à droite: Paul Halter, Andrée Ermel, Floris Desmet.
L'équipe dirigeante des pionniers-Faucons rouges.
On reconnaît Paul Halter, troisième en partant de la droite.
Un groupe d'enfants cachés du BoulevardClémenceau 
avec la mère supérieure Marie Aurélie
Paul Halter entouré d'un groupe d'enfants cachés du Boulevard Clémenceau
 lors de l'inauguration de la plaque commémorative
Deux enfants sauvés Boulevard Clémenceau.
De gauche à droite: Fanny Timmermans, Paul Halter
les deux petites filles, Andrée Ermel et Floris Desmet.
Parc Josaphat 1945, Paul Halter en soldat russe
Auschwitz devant le bloc belge, on reconnaît de gauche à droite, Paul Halter
Marie Lipstadt, Pierre Unger, David Lachman, Kichka, Paul Sobol, Jacques Rotenbach.
Paul Halter dépose une gerbe devant la salle belge du musée d'Auschwitz.

Paul Halter prenant la parole à Ney York à l'occasion de la première rencontre 
des enfants cachés où il retrouvera la plupart des enfants du Boulevard Clémenceau.

151.610 sur le chevalet

1944, il fait glacial. On vient de vivre une évasion. Arrivés à la mine, nous avons la chance de ne pas être de la deuxième équipe qui doit construire de nouveaux bâtiments. Il pleut abondamment. L'eau ruisselle et s'infiltre partout. Les Häftlinge n'ont évidemment pas les vêtements appropriés. Ils sont trempés et gèlent sur place en attendant les SS. Il leur faut des efforts surhumains pour se mettre en route. Au fur et à mesure de leur avancée, tout gèle, les vêtements se raidissent, les chaussures en toile avec semelles de bois collent au sol, cette longue cohorte de bagnards se transforme en morts vivants blanchis par le gel. Après 15 jours de ce régime, quantité de ces malheureux se retrouvent à l'infirmerie avec des bronchites, des pneumonies ou pire, des pleurésies. Bien sûr, quasi pas de médicaments, quelques pansements de papier et du Cibasol. En fait, rien pour se sauver.

Malgré mes bonnes conditions de travail, je contracte une pleurésie. Je suis admis au Revier où je rencontre le Docteur Lubitsch, médecin détenu. C'est la seconde fois que je passe entre ses mains. La première, j'avais été atteint d'une furonculose dont il m'avait guéri en me faisant des autovaccins. C'est-à-dire qu'il prélevait du pus de mes furoncles et m'en vaccinait. La pleurésie, c'est du sérieux : 42 de fièvre et seulement quelques aspirines pour se soigner. Le pire, tous les trois jours, visite de contrôle d'un médecin SS qui, sans état d'âme, décidait ou non de nous renvoyer à Auschwitz... Chacun savait ce que cela voulait dire. Aussi, tous les trois jours, le Docteur Lubitsch me déclarait guéri juste avant cette visite et j'étais donc apte au travail. Je repartais au boulot comme un zombie soutenu  par mes camarades. Une fois au fond, les mineurs polonais me cachaient dans une petite veine et me recouvraient de leur manteau. Je dormais bien au chaud. Ils m'apportaient des médicaments et de la nourriture. Cela dura ainsi trois semaines. Le Docteur Lubitsch était un saint. Je lui dois la vie comme de nombreux détenus de Fürstengrube. En 1985, il n'a pas hésité à se déplacer devant un tribunal allemand pour défendre l'un de nos tortionnaires, le SS Schmidt qui devait enfin répondre de ses crimes. Je n'aurais pas eu cette extraordinaire mansuétude. Sans doute grâce à Lubitsch, Schmidt s'en tira avec quatre ans de prison.

Pendant mon séjour à l'hôpital, chaque jour, un tonitruant Uhrmacher m'apportait du pain  blanc.  Il était arrivé avec les transports de Juifs hongrois. Leur arrivée fut bénéfique pour moi mais aussi très négative car il y avait parmi eux un véritable horloger avec tout son matériel. Ce fut la fin de ma brève carrière. On ne me laissa cependant pas tomber et je me retrouvai très vite dans le rôle de Scheiszmeister, fonction très importante car, en dehors des corvées de nettoyage, je collaborais à la distribution de la soupe et pouvais ainsi aider mes amis. La fonction de Buchbinder était aussi essentielle. En effet, un relieur, pour faire son métier, a besoin de colle. Pour ce faire, il recevait chaque jour un grand bol de farine, là où une cuillère à soupe lui suffisait amplement. Vous imaginez ce qu'on faisait du reste. Nous étions aussi volontaires pour les corvées de cuisine : l'épluchage des patates nous permettait de "récupérer" les pelures avec lesquelles on confectionnait de délicieux potages, d'autres épluchures lavées et grillées sur le poêle agrémentaient la soupe de farine.

Celle-ci était offerte à d'autres détenus. La corvée de transport de pommes de terre depuis un silo hors du camp nous permettait de remplir nos pantalons noués dans le bas avec des ficelles. Des patates ! Ces jours-là, c'était la fête dans le bloc.

Notre poêle, genre diable, brûlait jour et nuit car chaque mineur était autorisé à rapporter sous chaque bras un bloc de charbon, l'un destiné à la cuisine et l'autre au bloc.

J'en reviens à mon ami Marjolain, officier français. La faim était constante  surtout chez  lui  qui,  manifestement,  accordait  une importance énorme à la nourriture. Un midi, à l'appel, étonnés de ne pas le voir, on se mit à sa recherche. C'était quelques mois seulement avant l'évacuation du camp. On finit par le retrouver couché paisiblement sur son châlit. II était mort... mort de faim ! Cela n'aurait surpris personne si, en soulevant sa paillasse, on n'y avait trouvé trois pains complets, nous les partageâmes. Il était mort de faim parce qu'il n'avait pas voulu entamer ses réserves ! Nous sommes le 14 octobre. Je me demande si ce n'est pas aujourd'hui l'anniversaire de son décès.

Dès mon arrivée à Fürstengrube, je m'étais astreint à écrire chaque jour ce qui se passait dans le camp. Je n'avais naturellement pas de bloc-notes mais je découpais soigneusement les marges des journaux et à l'aide d'un crayon que j'avais volé chez les architectes, j'essayais d'écrire. Lors d'une fouille, mon "journal" disparut.

Je me souviens aujourd'hui que l'un des architectes a survécu. Il vit actuellement en Israël. C'était aussi avec les architectes que travaillait mon copain Jean-Claude. Il réalisait de splendides portraits au crayon d'après les photos d'identité que lui remettaient les SS. Cela le mettait à l'abri de certains sévices. Pour qu'il se rende bien compte de l'insigne faveur qu'on lui faisait, on l'envoyait périodiquement à la deuxième Abteilung. Il en revenait trempé, épuisé, malgré son endurance. Sec comme un coup de trique, pas un poil de graisse, mangeant peu et soutenant les Muselman, c'était, et c'est toujours, un homme extraordinaire. Quand je ne me trouvais pas à réparer les toquantes, j'allais au bloc des architectes où Jean-Claude dessinait. Moi, je bricolais les montres. On discutait philosophie, littérature et poésie. C'était notre façon de nous évader. De temps en temps, il se passait des choses étonnantes : un jour, j'arrive à la mine et ne trouve pas Jessica. On me confie à un jeune Polonais sûrement antisémite. Il n'arrête pas de m'injurier : « Kurwa (putain), Psia Kref (Sang de chien), Cholera ». Tout y passe. Il me fait remplir un wagonnet de pierres, m'oblige à le faire à toute vitesse et me menace sans cesse. Pas de pause. Lui mange sa tartine arrosée de vodka. Il devient de plus en plus mauvais et me menace de sa pioche. Je ne lui laisse pas le temps de s'en servir. Ma pelle lui démolit le visage. D'autres mineurs l'emportent vers la sortie. Moi, je me camoufle dans un commando qui passe et je rentre, catastrophé, au camp. Au matin, je suis convoqué à la baraque des SS. Plainte a été déposée contre moi par les ingénieurs allemands. Le gars est hospitalisé. On ne le reverra plus à la mine. Je vous laisse imaginer ce que j'ai ressenti. Une frousse intense. Je me retrouve devant un tribunal de SS. On me demande de raconter ce qui s'est passé. Je pense ma dernière heure venue. On me renvoie à ma baraque. Le lendemain, on me convoque. Je n'en mène pas large. On me donne lecture du jugement. À mon profond étonnement, vu mes bons états de service et le Polonais ayant voulu nuire à la main-d'œuvre d'élite du Grand Reich, c'est lui qui fut condamné à se chercher un autre boulot. Quant à moi, je fus renvoyé avec un "bon prime" donnant droit à une soupe de poisson et à un paquet de Marolka (tabac polonais) Jugez de ma stupeur. On me conseilla toutefois plus de modération dans mes rapports avec les civils. Je l'ai échappé belle.

Comme je l'ai déjà raconté, j'étais, jusqu'à l'arrivée des Hongrois, l'horloger du camp. Je ne m'en sortais pas mal. C'était presque toujours les mêmes problèmes, des grosses toquantes, qui malgré la double boîte censée les protéger, étaient stoppées par la poussière. Je les démontais, les nettoyais et ça marchait à nouveau. Le plus difficile, c'était les ressorts qui cassaient, mais j'avais appris à raccrocher les morceaux. Évidemment, elles fonctionnaient moins longtemps que les 38 heures habituelles, mais tenaient plus ou moins 24 heures. Tout le monde était satisfait et je recevais du pain en échange.

Il y avait de temps en temps des fouilles à la rentrée au camp. Jusque-là, tout s'était bien passé. Mes pantalons serrés aux chevilles par des ficelles avaient été loyaux, mais ce jour néfaste me vit porteur d'une demi-douzaine de montres confisquées aussitôt par Herman, le Lagerälteste. À l'appel général, arrivé à ma hauteur, sans aucune explication, il me donna un coup de poing qui m'envoya au sol. Je sentais bien qu'il avait fait semblant de me battre car je ne subis aucune conséquence. Alors commencèrent les vrais problèmes : si je ne ramenais pas les "oignons" à leurs propriétaires, je risquais gros. A la mine un accident était si vite arrivé... et, tous les jours, on remontait des cadavres. Le seul qui pouvait me sauver, c'était Herman, le Lagerälteste. Il parlait français. Je décidais d'aller le trouver, seul, dans son bureau. Je plaidai ma cause et il m'écouta. Il ouvrit son tiroir, en ressortit les montres et me les remit en me disant : « Ne te fais plus prendre » ! Voilà comment se termina cette affaire.

Autre miracle, au moment de quitter Malines, j'ai écrit un message sur du papier de toilette subrepticement jeté au-delà du grillage. De façon stupéfiante, sans doute grâce à un cheminot, mon message arriva chez Hermine Weckx, rue Gabrielle. C'est une Kiné qui a aidé de nombreuses familles juives. De la mine, grâce au brave mineur polonais qui me servit de mentor, je fis parvenir un autre message à Hermine. Elle envoya à l'adresse du Polonais de splendides colis qu'il me remit et que je partageai avec lui.

On allait même parfois jusqu'à oser faire des projets. Mais nous étions extrêmement pessimistes.

Les Russes avançaient vite, leurs avions de chasse sillonnaient déjà le ciel. Le bruit des orgues de Staline parvenait jusqu'à nous et nous remplissait de joie. Quand des détenus désespérés, au bout du rouleau, m'abordaient en me disant qu'on allait tous y rester, j'avais l'habitude de leur répondre que ce serait sûrement vrai pour eux avec un tel moral, mais que moi, j'étais sûr de m'en sortir. Il est vrai que dans une telle atmosphère, tout pouvait arriver à tout moment et qu'à chaque minute, la mort se penchait sur notre épaule. Il y a mille et un événements qu'on pourrait raconter sur cet univers dantesque.

C'est l'été, un parmi d'autres. Je suis Scheismeister en bonne santé. Un Muselman décharné, les yeux vides, déjà à moitié mort est assis au bord de la réserve d'eau, "la piscine". Le SS Schmidt passe avec son chien. Le moribond ne l'aperçoit pas et ne se met pas immédiatement au garde à vous. D'un coup de canne, Schmidt l'envoie dans la piscine. Le malheureux se noie. Réflexe idiot de ma part, je plonge immédiatement et le sort péniblement de l'eau. Il se débat. Les affres de la mort lui donnent une force assez étrange. Je dois l'empoigner par derrière et pratiquement l'assommer pour le sauver. Heureusement, Schmidt a continué son chemin et a semblé ne pas avoir remarqué mon manège. Cela, c'était l'été. 

C'est l'hiver, il gèle. Le SS Stammführer est quasi seul à pénétrer dans le camp où il surveille les divers corps de métiers. Certains tailleurs font des costumes de bagnards "élégants" avec des tissus prélevés sur différents manteaux d'hiver. Ceux qui les portent font partie de l'élite du camp. Mais le rôle de ce SS, c'est d'abord de surveiller la cuisine. Il passe devant un Muselman qui est trop lent à le saluer : « Mützen ab ! ». Le SS est furieux. Il ordonne qu'on arrose le malheureux. Terrifiés, nous le voyons geler sur place. Certaines de ses veines se mettent à saigner. Il est congelé vivant. Il fait moins 25 degrés. Je m'éloigne, cette vision est insupportable.

Un jour, au printemps 44, je suis de corvée avec un autre détenu pour le transport du pain de l'entrée du camp vers la cuisine. Arrivé à hauteur d'un mirador, un petit Hongrois se précipite, il vole un pain et disparaît dans la foule d'un commando. La sentinelle nous vise et hurle pour obtenir nos numéros. Nous sommes amenés chez le Lager-kapo et condamnés à 25 coups de canne sur les fesses. C'est la fête, c'est un dimanche, c'est le jour où la sentence sera exécutée sur un chevalet de torture. C'est notre seul jour de congé tous les quinze jours.

On m'appelle « 151.610 ». On m'attache sur le chevalet. J'ai bêtement décidé, contrairement aux autres, de résister, de ne pas crier. Je compte les coups et serre les dents de toutes mes forces. Furieux, le kapo sadique double la dose. Mon postérieur n'est plus qu'une masse sanguinolente. Deux Stubendienster m'empoignent, je ne peux plus me tenir debout. Il n'est évidemment plus question de marcher. Ils me traînent jusqu'à mon bloc et, sur le ventre, m'allongent sur le châlit. Curieusement, depuis ce jour néfaste, ma situation au bloc s'est améliorée. On me chouchoute, on m'enduit d'onguents dont il vaut mieux ne pas connaître l'origine ni la composition. Mais surtout, plus personne n'osera m'affronter. Je suis respecté. Ma situation est exceptionnelle car en ne criant pas, j'ai posé un acte de résistance. Cela et mon journal parlé quotidien me parent d'une espèce d'auréole. On me considère, à présent, comme un vrai partisan. L'idée de l'évasion m'accompagne toujours bien que les exemples vécus se soient tous terminés tragiquement et ne sont pas encourageants. Un bagnard tatoué et tondu n'a que très peu de chances de survivre. Mais il faut savoir patienter. J'attends mon heure. Elle arrive à grands pas.

 

Revenir ? Oui, mais pourquoi ? Pour qui ?

Fin janvier, les bruits concernant l'évacuation du camp se répètent de plus en plus fréquemment. Pas question pour moi de prendre la route par moins 25 degrés, c'est une folie. Je décide, malgré le risque, de prendre un pari fou et je me déclare malade. Je suis prévenu que tous ceux qui resteront au Revier seront exterminés. Je vois partir mes camarades avec un pain sous le bras et une couverture. C'est la marche de la mort. J'hésite. Ai-je fait le bon choix ? Quelques jours se passent pendant lesquels nous sommes gardés par de vieux Volkssturm. Ceux-ci disparaissent rapidement. Nous sommes libres mais à l'intérieur du camp. Que faire ?

Première réaction des plus valides, se jeter sur les vivres. Le Docteur Klein est resté avec nous. Il réunit ceux qui tiennent encore debout et nous organisons une razzia sur tout ce qu'il y a à manger dans le camp. On visite chaque recoin et on récupère tous les aliments. Cette récolte de nourriture se passe très mal. On en vient aux mains, c'est épouvantable. On remet en route la cuisine, on organise un rationnement et on nourrit les malades. Mais les Boches peuvent toujours revenir. J'installe des corps de garde dans les miradors. Un Polonais de la résistance vient de l'extérieur et ouvre les portes du camp. Il nous déclare que nous sommes libérés. Il nous conseille de nous réfugier dans la mine. Je lui réponds qu'il nous est impossible, avec une dizaine d'hommes valides, de transporter près de 250 grabataires. Il s'en va en nous promettant d'envoyer de l'aide. On ne le reverra plus. 

Dans le camp, au moins, on est chauffé, la cuisine fonctionne et le Docteur Klein fait de son mieux pour soigner les malades. On a retrouvé des médicaments dans le bloc extérieur des SS. La vigilance se relâche. Je n'ai plus dormi depuis trois jours, je m'effondre sur un lit  Le réveil sera brutal. Des hurlements, ce sont des Allemands vêtus de leurs survêtements blancs d'hiver qui ont réinvesti le camp. À coups de crosses et à coups de pieds, ils font sortir tous les malades des chambrées. Ils mettent ces morts-vivants par rangs de dix et annoncent qu'ils vont nous évacuer. Je comprends un peu l'allemand et j'entends que l'un d'entre eux dit : « Brengen sie die machinengewehr ». Quelques SS jettent des grenades dans les blocs. Je saisis qu'ils ne vont pas nous "évacuer" mais qu'ils vont nous liquider. C'est mon ultime chance d'évasion. La mort peut intervenir d'une seconde à l'autre. Je me glisse au dernier rang, rentre dans un bloc et saute par une fenêtre arrière. La couche de neige est épaisse et je creuse une véritable galerie jusqu'à un mirador heureusement abandonné. Je grimpe sur la plate-forme supérieure et tente de briser la vitre. Je n'y arrive pas. Je suis bien placé pour voir les Allemands qui préparent l'exécution des prisonniers. Une barre de fer transversale est fixée à hauteur des vitres. Ayant fait, dans ma jeunesse, de la barre fixe, je parviens à saisir celle-ci et je me lance de toutes mes forces contre la vitre. Celle-ci vole en éclats et je me retrouve à l'extérieur du camp dans la neige qui, heureusement, amortit ma chute. Les Boches ont entendu le bruit et se mettent à tirer. Je détale comme un lapin vers un point noir qui se trouve à plus ou moins 500 mètres. Ce jour-là, je bats tous les records de vitesse. Le point noir s'avère être un soldat italien. Lorsque je l'atteins, j'entends les mitrailleuses qui entrent en action dans le camp. L'Italien me passe son calot et son manteau. Il me met une brouette entre les mains et me fait signe de le suivre. Nous marchons paisiblement dans cette neige profonde. Nous arrivons à une baraque où vivent des travailleurs obligatoires français. Je rends le manteau à mon sauveur italien. Les Français me donnent des vêtements civils. Ils m'annoncent que les Russes passent à cinq kilomètres et foncent vers Breslau, en route vers Berlin. À peine suis-je arrivé, qu'un incident survient. Un Français affirme reconnaître l'Italien qui lui aurait piqué sa petite amie. Les coups pleuvent. C'est un vrai match de boxe. À ma grande honte, sidéré, je ne réagis pas alors que cet Italien m'a sauvé la vie. L'indifférence m'a gagné. Je m'endors comme un loir pour me réveiller au petit matin. Un des Français m'annonce que l'Italien est reparti et me glisse entre les mains une mitraillette allemande. Je l'examine de près et m'aperçoit vite que le canon est faussé. Elle ne servira plus mais elle pourra toujours intimider l'un ou l'autre... De loin !

Je décide de rejoindre les lignes russes et de m'engager dans l'Armée rouge pour poursuivre le combat. Les Russes ne sont pas loin, ils m'accueillent à bras ouverts. J'essaye tant bien que mal de leur expliquer ce qui vient de se passer dans le camp, mais ils m'ignorent superbement. Ce sont apparemment tous de jeunes Mongols. Ils se lavent, tout nu, avec de la neige. Ils me donnent du pain et, ô miracle, une vraie soupe avec de la viande et des légumes. Ils me font comprendre que je dois aller à Cracovie libérée trois jours auparavant. Je pars avec deux ou trois rescapés du massacre. On fait la route en trois ou quatre jours. Arrivés sur place, pas d'eau, pas d'électricité. J'attrape des poux, ce que j'avais évité pendant ma captivité. En chemin, nous croisons des véhicules qui se rendent au front. J'apprends que ce sont les fameuses "orgues de Staline". Il y a une centaine de camions, chacun muni d'une vingtaine de tubes et d'une remorque pour leurs munitions. Tous les kilomètres, ils s'alignent en largeur et lâchent des roquettes. Une vraie pluie de feu. Ils repartent aussitôt. L'artillerie allemande n'arrive pas à les atteindre. Ils rechargent en roulant, s'arrêtent, tirent à nouveau et repartent.

J'apprends qu'une mission de rapatriement siège à Lublin, mise en place par le général de Gaulle. Je me rends au commandement russe et j'obtiens un laissez-passer rédigé en russe et en polonais avec un tas de cachets. On me fait savoir que je peux utiliser les camions qui remontent du front pour chercher du ravitaillement et des munitions. Ils ramènent aussi des troupes de soldats plus âgés, fantassins chargés de nettoyer l'arrière-pays des poches de résistance allemande. Des SS pendent aux arbres et aux réverbères. Pas de pitié de la part des Russes. Ils ont trop souffert. Quand ils en attrapent un, ils l'exécutent aussitôt. Toute la route, de Cracovie à Lublin, est "décorée" de ces étranges girandoles et cela me ravit. Ces pendus ont fait tous partie d'une organisation criminelle entre toutes. Je pense aux massacres perpétrés par les SS et les cruautés dont ils ont été capables. Primo Levi avait, à juste titre, intitulé son livre Si c'est un homme. Ëtaient-ce des hommes ?

À peine sorti de Cracovie, je montre mon "laissez-passer" à une femme soldat chargée de la circulation. Elle arrête immédiatement le premier camion, fait descendre tous les civils qui l'encombrent et m'y fait monter. Un officier soviétique s'installe à mes côtés. Il s'agit d'un médecin, juif de surcroît. Enfin, une langue commune, le yiddish. Il me fait raconter mon odyssée et apprend avec horreur ce qui se passe dans les camps. Sa famille a beaucoup souffert ; il retourne en permission à Leningrad et me prend sous sa protection. Le soir, on s'arrête devant une ferme et il envoie le chauffeur et son ordonnance chasser les Polonais pour la nuit. Le matin, copieusement nourris, nous reprenons la route. À mi-chemin, Chestochowa. Il bifurque vers l'est. Avant de me laisser, il me confie au mécanicien d'un train qui part vers Lublin. Là, je débarque et j'apprends que Maïdanek est libérée depuis six mois. Je ne sais que faire. Je vais vers la Croix-Rouge internationale. Une charmante dame la dirige. Je lui demande où je pourrais me faire désinfecter. Elle m'explique qu'il y a un centre au bas de la rue et me demande de revenir la voir juste après. Nous sommes au centre de la capitale provisoire de la Pologne. La désinfection et la douche se passent à merveille. Je me sens un autre homme. Mes vêtements me sont rendus comme neufs. Personne ne veut croire que je sors d'un K.Z. Je suis obligé de montrer mon numéro tatoué.

Je retourne voir la dirigeante de la Croix-Rouge. Je devais lui avoir fait un certain effet. Elle me désigne une école où je pourrai loger sur le sol, dans une immense salle. Chaque jour, on emmène de nouveaux rescapés dont deux charmantes Hongroises. Elles parlent français qui est un atout formidable. La directrice du centre aussi. Les Hongroises portent toujours leur costume de bagnard. Moi, je suis habillé en civil, cadeau des Français qui, eux, portent leurs uniformes de soldat. Il y en a plus de 5.000 dans le bâtiment.

Un seul étage est réservé aux concentrationnaires. On est moins à l'étroit que le "menu peuple". Les Français sont encadrés par leurs officiers qui maintiennent une certaine discipline. Je ne tarde pas, installé et remis à neuf, à retourner à la Croix-Rouge. La dame m'y accueille avec encore plus de chaleur et m'offre d'y travailler bénévolement contre du ravitaillement, des cigarettes, etc. Moi, le travail ne me fait pas peur et bien que bénévole, je frotte d'arrache-pied et effectue les rangements de nourriture, surtout des conserves, dans des rayonnages que je viens de monter. Nous sommes enchantés de notre collaboration. À présent, grâce à de nouveaux arrivages, les locaux débordent de nourriture. Moi, j'ai tombé la veste et retroussé mes manches, mon système D fonctionne à plein régime. Je ne souffre pas du changement de nourriture. Petit mangeur, un rien me profite. Les autres ne pensent qu'à ça et à ce que leur apportera l'avenir. Je pense à mes nouveaux amis de l'école et chaque soir, après le boulot, les lacets enserrent mes chevilles et mes pantalons sont bourrés de nourriture que je distribue dans ma chambrée. J'ai dû y aller un peu fort et malgré mes explications, je suis fichu à la porte. Ma patronne pense que je vends tout. Dommage, car j'étais attendu comme le Messie avec mes chargements !

J'ai omis de dire que j'étais chargé de distribuer la soupe devant la porte. Il ne s'agissait plus de lavasse, mais d'un breuvage épais avec de gros morceaux de viande, de l'orge perlée et des légumes en boîte.

Me voilà à nouveau à la recherche de nouvelles combines. Le ciel veille sur moi et m'envoie un Polonais qui, en allemand, m'explique son système pour lequel je pourrais lui être très utile. Le nouveau gouvernement polonais, inspiré sans doute par la réforme monétaire de Camille Gutt en Belgique, a décidé de modifier sa monnaie et pour ce faire, n'accepte de changer que 50 zlotys nouveaux contre 500 anciens. Je me rends avec un billet, avancé par Yameck, très sympathique d'ailleurs, et le change se fait sans aucun problème. Yameck m'engage comme associé ; il possède des paquets énormes de vieux billets et m'en confie une partie. Je rentre à notre chambrée et explique la combine que nous avons mise sur pied. Les 120 rescapés, munis chacun d'un billet, se rendent à la banque où on les leur échange sans aucune difficulté. La moitié est pour eux. Sur l'autre moitié, je prélève 25 zlotys et remets le reste à mon commanditaire. Certains y retournent deux ou trois fois, mais ça ne va plus. La banque exige des papiers d'identité, l'en confectionne avec des tas de noms et je les authentifie avec un tampon de la Croix-Rouge !

Le bruit se répand dans tout le bâtiment et je prospecte à présent les soldats français. Il y en a plus de 5.000 qui attendent d'être rapatriés. C'est le rush et les affaires vont de mieux en mieux avec une telle masse de gens qui possèdent en outre plusieurs pièces d'identité : cartes d'identité, carte de groupe sanguin, cartes de ravitaillement, actes de naissance, cartes de milice, laissez-passer provisoires, etc. Cela décuple le mouvement.

Je n'ai eu, je leur rends justice, à me plaindre qu'une seule fois d'un soldat qui a refusé de me remettre la part due. C'était vraiment un imbécile. J'ai failli me battre avec lui et puis, fort du soutien des autres, j'ai été trouver son officier à qui j'ai expliqué toute la combine. Il a réagi immédiatement, a fait venir le réfractaire, l'a traité de tous les noms, a saisi la somme et a fait mettre le soldat au cachot. Je n'en attendais pas tant !

L'astuce s'avérant payante, c'est lui qui, par la suite, prit le relais pour les soldats. Cet argent, facilement gagné, nous permit d'acheter de la vodka et, surtout, d'aller au Café de Paris. En février à la terrasse, il y avait un soleil éclatant. On s'allongeait dans des transats et regardait passer les gens. On se délectait avec du vrai café ; cela coûtait "la peau des fesses" mais c'était si bon. 250 zlotys pour une tasse ! Un repas, on se le payait pour 30 zlotys !

Nous formions une petite bande dont Maurice et moi étions les chevilles ouvrières. Un jour, je vois un jeune homme, pas spécialement beau ni sympathique, qui passait devant nous. Je m'esclaffai : « Mais c'est toi, Peter Oszinski ? » II se retourna d'un air coincé : « Mais non Monsieur, je m'appelle Pierre Lambert, vous devez faire erreur ». À cette époque, je ne me trompais guère, j'avais une mémoire fabuleuse. De plus, c'était moi qui lui avais obtenu ses papiers par ma "courrière". Je les lui avais remis en main propre chez les parents d'Andrée Ermel en sa présence car elle le connaissait depuis l'école. Je lui relatai ces quelques souvenirs et il finit pat admettre qu'il était bien le Peter qu'on connaissait, ce qui lui permit de se joindre à nous. Il avait été libéré six mois plus tôt de Maïdanek où il avait abouti après son arrestation à la frontière espagnole. Il était resté indécrottable et se méfiait de tout, même après la délivrance.

Vint le jour où on annonça la constitution et le départ du train de rapatriement des Français. On voulait partir à tout prix. Sans hésiter, nous nous sommes présentés au bureau pour nous inscrire. J'étais HALTER Paul, domicilié à Paris 20e, rue Emmery, 3. Maurice avait donné l'adresse d'un de ses cousins. Rentrés à l'école, on apprit de sa bouche que Peter ne participerait pas au voyage vers Odessa car il avait envers et contre tout maintenu qu'il était Belge ! Il ne rentra que quatre mois plus tard ! J'embarquai bientôt. J'avais essayé de convaincre mes deux Hongroises de partir avec nous, mais rien à faire, elles voulaient d'abord s'assurer qu'il n'y avait pas de survivants de leurs familles en Hongrie. Les adresses furent échangées. Un échange de courrier eut d'ailleurs lieu quelques années plus tard, puis, le silence... Peut-être la paresse ou la chape de plomb du régime communiste sur la Hongrie ?

Roof Garden de Kamarina (Sicile). Le 17 octobre 2002. 11 heures.

Un soleil éclatant nous accable ; nous cherchons de l'ombre. Tout à coup, je pense, cela m'arrive parfois, au titre que je pourrais donner il ces souvenirs. Ce matin, nous allons prendre notre petit déjeuner à l'hôtel. Magnifique salle a manger, profusion de tout : croissants, petits pains, œufs sur le plat, jambon, saucissons, petites saucisses, lard frit... et sans m'en rendre compte, j'entasse tout cela sur deux assiettes. Elles débordent. Je pense déjà aux fromages mais j'arrête à temps. Nous nous rendons sur la terrasse, munis de tout cet attirail. Seulement là, je me rends compte de ce que j'ai fait. Le subconscient a dominé mon action et j'en suis confits. Je pense, en voyant les serveurs débarrasser les tables, que tous ces délices vont passer à la poubelle. Je suggère à Paule d'aller les rapporter, mais elle m'en dissuade en me faisant valoir que « cela ne se fait pas ». Je m'empiffre donc, mais je suis contraint de me rendre. Déjà, la rechute me guette. Honteux, j'abandonne ma table et à peine arrivé au roof Garden, je prends la plume. Je n'ai que le temps d'abandonner mon siège pour courir aux toilettes. Là, je l'avais déjà oublié, m'attendent ces horribles carrelages de barbelés. J'étouffe et je n'arrive plus à ouvrir la porte. Claustrophobie.

Je pense à tout ce qu'on jette ici et le comble c'est que je n'en prends plus conscience et que je n'en suis pas indigné. Chaque jour nous apporte son lot d'attentats, de massacres, de famines, d'ouragans, d'inondations. Je pense souvent à Primo Levi qui a suivi un chemin parallèle au mien. Il l'a si bien décrit mais a fini par se suicider. Peut-être ne sortons-nous jamais du camp ? Alors pour s'extraire définitivement, pourquoi pas le suicide ? On se bat pour de piètres indemnités, mais cela rend-il la vie des survivants qui en bénéficient, plus supportable ? Combien sont-ils encore ? Certains ne veulent pas en entendre parler, ils trouvent que rien ne pourra racheter ce qu'on nous a fait. Les accepter, c'est une forme de lâcheté. De mon côté, pourquoi ne pas agrémenter notre vie grâce à ces petits pactoles ? J'avoue donc ma lâcheté puisque je me retrouve aujourd'hui en Sicile, au Club Med de Kamarina. Nous sommes vendredi 18 octobre 2002 et il fait radieux. Le soleil brûle à tel point que je dois rechercher un coin d'ombre pour raconter mes souvenirs. Voilà des années que Paule et la plupart de mes amis et connaissances me poussent à les écrire. J'ai toujours refusé, sous prétexte que je ne saurais être complet, lucide et objectif, mais on a tellement "objecté" que, de toute façon, ça n'aurait pas d'importance puisque de toute façon, c'est de moi qu'il s'agit, c'est mon vécu que j'essaye d'exprimer. À présent je m'y suis mis, j'essaye le plus possible de le faire honnêtement et je constate que ma mémoire revient au fil du récit. Évidemment, cela a un revers. J'ai l'impression qu'on pourrait s'imaginer que je pratique l'égocentrisme ou l'exagération mais je jure que les événements que je relate se sont réellement passés tels que je les raconte.

Le soleil me réchauffe à un point tel que je ne cesse de reculer vers la zone d'ombre. Nous sommes au seuil de l'hiver. Mes pensées me ramènent au Café de Paris de Lublin, à la terrasse où un frileux soleil de printemps nous enchantait. Nous nous préparions à partir. Ah ! Revoir Bruxelles, retrouver la vie. Non, je savais que rien ne serait plus comme avant ! Maman, Papa ne m'attendraient pas ! Une part de moi était morte à Auschwitz. Alors revenir, oui, mais pourquoi ? Pour qui ?

Lenteurs et détours d'un officier russe

  Sicile 2002, je reviens sur terre, en plein bonheur et je pense à aller dîner. Cette fois-ci, ce sera à Cavallo. Ce restaurant domine la plage et la mer plus bleue que jamais.

Paule a 80 ans, moi, 82. Qui aurait pu penser nous voir survivre si longtemps. Et ce n'est peut-être pas tout. On prétend, et la légende en parle, que l'un des vœux les plus chaleureux s'ex­prime par « Du sold leben bis 120 Jahr ».

Nous voilà déjà le 19 octobre 2002. Les bruits de guerre s'intensifient. De tous côtés, on essaye de nouvelles armes. Le terrorisme que j'ai bien connu en son temps est devenu fort différent. Nous apprenions sur le tas. C'était avec ma pipe que je m'étais procuré mon premier revolver. Il ne se passe pas de jour sans qu'on pose des bombes dévastatrices. Des écoles où on enseigne la technique de leur préparation ont même vu le jour. Les stages de terroristes sont organisés sous la forme de réseaux extrê­mement performants. Le fanatisme religieux règne en maître. On est parvenu, même chez des gens "instruits" à inculquer le sacrifice de leur vie entraînant le plus de victimes possibles avec eux. On transforme des jeunes gens en bombes humaines. L'aurions-nous fait en 40-45 ? Sûrement pas ! Notre terrorisme n'était dirigé que contre l'occupant et on évitait les victimes innocentes parmi les civils.

Lublin, février 1945. Nous respirons la liberté à pleins poumons. Il fait radieux et la neige disparaît déjà. La nature semble se réjouir de notre liberté et de notre dignité retrouvées. Vient le jour du départ dans un immense train remorqué par deux locomotives. Chaque wagon embarque son plein d'hommes. Ceux qui ont choisi de rester sont venus nous accompagner à la gare. Le train avance lentement et les wagons de marchandises sont portes grandes ouvertes. Des mains s'agitent. Au sortir de la gare, on prend la route vers le sud-est. Atterrés, nous constatons qu'il ne reste plus une seule maison intacte et c'est pire encore, lorsque nous quittons la Pologne et traversons l'Ukraine.

De temps en temps, le train s'arrête. Les locomotives ont besoin d'eau et de charbon ou, à défaut, de bois. Nous constatons qu'il n'y a rien à voir. Tout est rasé, tactique de la terre brûlée ! Enfin, nous nous arrêtons dans une gare plus importante. À notre grand étonnement, on s'aperçoit que les rails ne sont pas disposés comme chez nous. L'écartement est différent. Tout à coup, à l'arrêt de notre train, des masses de gens surgissent et nous constatons qu'ils sont obligés de vivre sous terre, dans leurs caves. Ils nous apportent, de manière désordonnée, de la soupe, du pain et du thé chaud et sucré. Nous croisons leurs regards. Apitoyés, ils n'ont plus de larmes à verser. On se donne mutuellement des nouvelles : l'avance des troupes russes, ce qui se passe en Occident où la vie a repris son cours à peu près normalement.

Le train siffle. Les gens sautent vite dans leur wagon et nous reprenons la route ferrée qui nous mène à Odessa. La neige disparaît et laisse entrevoir une terre noire qui semble très fertile. Enfin, nous atteignons le grand port de la mer Noire où règne déjà le printemps. Le temps est fort semblable à celui que nous connaissons ici, en octobre 2002, en Sicile. Les journées ensoleillées sont torrides mais les nuits sont fraîches. On nous mène comme un immense troupeau vers un bâtiment construit sur les hauteurs. En cours de route, nous apercevons des soldats allemands occupés à déblayer les ruines, à remettre en état les routes et les égouts, sous la surveillance de femmes soldats russes, solides matrones qui ne fraternisent pas avec leurs prisonniers. Arrivés à ce qui s'avère être une école abandonnée, les chambrées s'organisent rapidement, les cuisines et les douches fonctionnent.

Très vite, on se rafraîchit et on se lance à l'assaut de la salle à manger. Des officiers français et russes viennent nous souhaiter la bienvenue. Les soldats sont obligés de laver leurs uniformes et c'est assez drôle de les voir se promener, nus, dans tout le bâtiment.

Le soir, les Russes ont réuni un petit orchestre et nous dansons en buvant de la vodka au son d'un accordéon et de chants russes. Subitement me revient en mémoire un autre chant russe, c'était sur la route vers Fürstengrube, nous marchions pour rejoindre la mine, il faisait horriblement froid. Toute la nature était pétrifiée. Nous nous traînions. Subitement nos oreilles perçurent des chansons en russe, lointaines mais tellement belles, prenantes. Des hommes étaient là, pas très loin et ils chantaient. Une part d'humanité existait donc.

À Odessa, les Russes se déchaînent et sautent dans tous les sens. Ils veulent que nous fassions de même. Timidement, je refuse la main que me tend une femme officier, ce que je regrette aussitôt. Je suis vivant ! Il fait bon vivre. Le jour suivant, nous lavons nos vêtements et nous les séchons à nos côtés sur une pelouse. Le soir, on nous emmène au cirque.

Au cirque ! En pleine guerre ! Pendant les marches de la mort qui voient disparaître tant de nos camarades.

Un bateau anglais est à quai. On nous annonce qu'il va nous ramener en France. Début mars, on rêve... Puis, vient le jour du départ. Les Soviétiques ne veulent pas laisser repartir les prisonniers politiques en guenilles et nous offrent à chacun un uniforme complet d'officier russe. Nous nous changeons rapidement. Seul gros problème, les bandes molletières. Mais nous surmontons cet obstacle avec l'aide de quelques fantassins français. Les vêtements civils que j'avais en fuyant Fürstengrube, j'en fais un ballot. Je change de peau, je redeviens un homme. Le lendemain matin, nous apprenons que nous monterons à bord du navire l'après-midi. On se promène le long des quais. Des Russes m'abordent et examinent mes vêtements civils, manifestement de meilleure qualité que les leurs. On conclut un marché, et je les leur laisse sans regrets. Mais que faire avec tous ces roubles ? Il nous reste deux heures. Notre petit groupe aperçoit une auberge. Nous entrons et dépensons rapidement l'argent devenu inutile. Le bortsch à la crème est suivi de boulettes de poissons. Il paraît que c'est délicieux. Moi, je n'aime pas le poisson. De l'oie farcie me console, elle est servie avec des champignons à la crème aigre. Tout cela est accompagné de Champagne de Crimée et, enfin, de café arrosé d'alcool de prune. Ce n'est plus Odessa, c'est Byzance ! Dans le brouillard qui embrume nos esprits, nous entendons siffler la sirène du bateau, il va partir. Nous sortons en courant et dévalons la pente très "Cuirassé Potemkine", mais sans drame, pour atteindre la passerelle juste au moment où on la relève.

Heureusement que parmi les quatre-vingts prisonniers politiques, hommes et femmes, figure le député communiste français Honel. Il obtient pour eux le statut d'officiers. Ce qui nous donne droit, à bord, à une chambre avec douche, au mess des officiers et à l'accès à la cantine. Nous recevons aussi une livre sterling par jour. J'ai conservé de ce voyage un nécessaire à raser mais je regrette aujourd'hui de n'avoir pas gardé toutes mes reliques.

Très vite, Maurice et moi avons compris comment il fallait se débrouiller à bord. Nous traversons la mer Noire et après deux jours, nous nous arrêtons au milieu du détroit des Dardanelles, devant Constantinople. On ne nous autorise pas à visiter la ville. L'ambassadeur de France monte à bord, nous embrasse et distribue des bas nylons aux femmes et des cigares aux hommes. Nous avons du whisky à profusion. Nous dînons avec les officiers et la cuisine anglaise nous paraît délicieuse. Et que dire du vin et de la bière !

Le capitaine nous annonce une mer forte. L'escale est terminée et "notre" ambassadeur nous souhaite « Bon vent ! », sans doute une vieille coutume. Nous passons les Dardanelles. Le capitaine nous tient un beau discours où il est question de guerre non terminée et de sous-marins à l'affût. Toutes les heures, les sirènes rugissent et nous devons alors nous précipiter, munis de nos ceintures de sauvetage, vers les embarcations de secours.

Arrivés en mer Egée, commencent les coups de vent et notre gros navire ballotte comme un bouchon dans une baignoire. Maurice et moi tenons merveilleusement le coup à tel point qu'aux heures des repas, à la manière de Tintin et du Capitaine Haddock dans L'Étoile mystérieuse, nous nous retrouvons seuls autour de ces longues tables. Nous enfournons tout ce que nous ne pouvions manger dans des sacs de marins et descendons vers les ponts inférieurs. Les sentinelles armées nous laissent passer, nous arrivons dans les cales où logent, suspendus à leur hamac, les prisonniers de guerre. Nous leur distribuons la masse de nourriture que nous pouvons à peine porter. Cela change de leur habituelle rata.

Mais la sirène siffle et nous devons remonter dare-dare. Alerte au sous-marin. Nous avons une fâcheuse tendance à oublier que nous sommes en guerre et passons très près des bases allemandes de Crète et de Grèce. Malgré ces alertes, nous préparons des chants, des danses, des blagues. Le mess devient un bar où nous réussissons à intéresser quelques infirmières lors des soirées dansantes, sous l'œil réprobateur du capitaine anglais. Certaines nous photographient tout en se marrant. Tout à coup, obscurité complète, nouvelle alerte, mais rapidement tout reprend son cours. Dans le détroit de Messine, nous passons, au sens propre, entre Charybde et Scylla et apercevons l'Etna dans la nuit. En longeant la côte italienne, nous entrevoyons le Vésuve. Nous filons ensuite entre la Sardaigne et la Corse.

Il fait jour. Un avion se fait entendre et tire derrière lui un immense drapeau français. On imagine l'émotion à bord. Il nous accompagne et nous escorte. Nous fonçons vers Marseille. Là, nous attend un spectacle inoubliable : toute la côte est noire de monde, le port, les quais. Nous ne distinguons personne dans cètte immense fourmilière. Un général tout chamarré, son état-major et la fanfare montent à bord. Comme de coutume, on nous salue, On nous étreint. Pensez donc, se faire embrasser par un général aussi rutilant, quoi de plus beau ? Nous, "les officiers russes", faisons sensation. Nous ne marchons plus, nous sommes portés vers les quais au son de La Marseillaise. Des soldats américains s'emparent immédiatement de nous, introduisent des tubes dans tous nos orifices et y soufflent du DDT. Prophylaxie d'abord ! Pourtant, plus propre que nous, ça n'existe pas. Notre principal souci à bord était d'arriver impeccable. On nous a fait mettre à poil, examinés de très près et on a enfin pu se rhabiller. Nous avons été entraînés vers une salle de réception où on nous a interrogés. Pourquoi revenir en Russes ? Connaissons-nous leur langue ? Avions-nous réellement souffert dans les camps ? etc. Il faut dire que Maurice et moi étions Volgefressen. En plus ou moins 8 jours, nous avions terriblement grossi ! Nous avalions tout ce qui se trouvait sur nos tables et nos septante-huit compagnons souffraient du mal de mer.

Personne ne voulut croire qu'on sortait d'un KZ, mais voyant nos tatouages et nos numéros, les sceptiques devaient bien se rendre à l'évidence. Toutes ces personnes qui nous entouraient voulaient nous adopter. Elles avaient toutes perdu des membres de leur famille. On n'en finissait pas de parler, manger, boire, raconter. Nos hôtes étaient Juifs et nous préféraient aux GI. Mon premier objectif fut de jouir au maximum de la vie. Je m'empiffre sans arrêt et prends cuite sur cuite. Je suis à deux doigts de sombrer dans un coma ethylique à cause d'un abus permanent de Vodka Spiritus à 92°. Toujours est-il que sans savoir comment cela s'était produit, je me suis réveillé couché entre deux banquettes d'un train qui montait vers Paris. Aussi interminable que celui qui nous mena à Odessa, ce transport de plus ou moins cinq mille personnes s'arrêtait dans toutes les gares où descendaient une poignée de natifs. Puis le "tchouk tchouk" reprenait sa route et cela recommençait dans chaque petite gare. Nous étions couverts de victuailles, tabac, cigarettes, chocolat, vin, bière. On passait son temps à les ranger. Pendant ce trajet, Maurice et moi nous sommes perdus de vue. On ne se retrouva que quelques jours plus tard à l'hôtel Lutetia à Paris devenu centre de ralliement des déportés rescapés.

L'arrivée à la Paris , gare de Lyon, fut sublime. Des cris jaillissaient à l'appel d'un nom. Cela dura ainsi toute la journée. À minuit, le haut-parleur cessa d'appeler. Nous restions une quarantaine sur les quais à ne savoir que faire. On nous embarqua dans deux camions, et en route pour Charenton. Là, la place de la mairie était noire de monde. On nous pressait, chacun voulait son rapatrié. Un épicier, sa femme et sa fille sont les plus forts et m'enlèvent vers leur demeure. Ceux qui ont lu Au bon beurre où l'épicier interprété par Roger Hanin au cinéma est un salaud opportuniste auront une idée précise du lieu dans lequel j'atterris, sauf que dans mon cas, l'épicier et sa femme sont adorables. Ils me cèdent la chambre de leur fille. Le lendemain, je les aide à mettre du vin en bouteille. La tète me tourne. Après un petit déjeuner varié comme ici à Trinacria (Sicile), je décide de me rendre à mon rendez-vous de l'hôtel Lutetia. C'est au cœur de la capitale. C'est drôle de circuler à travers Paris. Je ne payais évidemment rien, me contentant de dire « Nia Pounimai », « Je ne comprends pas ». Tout le monde me dévisage et il me faut un certain temps pour que je me souvienne que je suis en soldat soviétique ! Dans le métro, des gens se jettent sur moi, m'embrassant sur la bouche en me tenant de longs discours incompréhensibles. Quand j'en ai marre, je fais usage du magique « Nia Pounimai » et on me tegarde avec ahurissement. Je joue le jeu. Je rais un bien beau spécimen de l'Armée rouge ! La nourriture m'obsède. Depuis Cracovie, j'ai toujours conservé deux pains de munition russes ; ils m'accompagneront encore à Bruxelles et pendant plusieurs mois, je dormirai avec ces pains sous mon oreiller. Aujourd'hui encore, je ne comprends pas pourquoi je me suis tant attardé à Paris. L'épicier et sa fille ? Je ne sais pas pourquoi j'ai retardé le retour à Bruxelles. Était-ce parce que je savais que je n'y retrouverais pas mes parents et que quelque chose s'était définitivement brisé en moi. Une sorte d'indifférence s'est installée où tout l'espace de ma vie est rempli par une volonté de goinfrerie au jour le jour. Le seul fait de rencontrer des gens en les appelant par leur nom est à la fois éblouissant et troublant. Au camp, il n'y avait que des numéros et non des êtres humains.

En réalité, je ne savais plus où j'en étais. Après tout ce qu'il vient de vivre, qui est Paul Halter ? À qui est-il encore attaché ? Où a-t-il envie de vivre ?

Je me demande aussi pourquoi je n'ai jamais essayé de revoir tous ces gens qui m'ont aidé, en particulier cette famille d'épiciers. Ai-je été ingrat ou ai-je voulu tout occulter en repartant a zéro ? C'est sans doute cela ma vérité profonde. Je n'en suis pas sûr. Parfois, je ne me comprends pas. Peut-être Auschwitz a-t-il détruit une part essentielle de mon affectivité ? Peut-être aussi la déception que j'ai éprouvée au camp de ne pas avoir été aidé par les réseaux de résistance existants a été trop dure ! Je suis revenu vivant mais déçu de trop de choses.

Lundi 21 octobre 2002. Club Med. Réveil à 6 heures. Le jour se lève et ce sera à nouveau une splendide journée. Le soleil rayonne et nous regrettons déjà de quitter ce merveilleux environnement. Tout est bien organisé. Le téléphone est cerné nous réveiller à 7 heures et il sonne à l'heure. Nous avons déjà terminé notre toilette. Nous allons faire un dernier petit tour et repérer le lieu de départ. Nos valises sont prêtes. Nous allons les déposer à l'endroit prévu. Nous gagnons ensuite le restaurant Les Dunes et y avalons un copieux petit déjeuner. Une fois de plus, nous quittons la table en y abandonnant moult nourriture. J'ai honte ! À l'aise, nous nous rendons, après avoir rendu les clefs de notre cottage, vers le lieu de départ. Là nous attend une foule de GO. Nous grimpons dans nos bus respectif. Notre départ se fait sous les saluts et les vivats de nos Gentils Organisateurs. Ils sont tous si sympathiques. Dans le car, nous retrouvons quelques passagers que nous n'avions guère vus pendant notre séjour. Tous, nous nous sourions avec un brin de regret de ne pas avoir pu approfondir nos rapports. L'aéroport est là et après un long moment de patience, les guichets daignent enfin s'ouvrir pour se refermer aussitôt : panne d'ordinateur ? De courant ? Grève ? Il en était question la veille. Les guichets rouvrent enfin et après de multiples contrôles, on se prépare à passer dans la salle d'attente. Mais un curieux incident se produit. On appelle HALTER Paul. Je regarde autour de moi. Personne ne répond dans la file.  Ça ce renouvelle et Paule m'appelle. Je regarde de nouveau. C'est un GO qui appelle car j'avais oublié une de mes valises. Grâce lui est rendue, je récupère mon bien juste à temps pour l'enregistrer. Un jour, je perdrai la tête sans m'en apercevoir.

Revenons à Paris où je prends conscience de ce que j'y ai de la famille. J'avais même emprunté leur adresse afin d'être accepté dans le train des Français. J'ai beau me trouver heureux chez mes épiciers de Charenton, je me dis qu'il faut que j'aille jeter un coup d'œil au 3 de la rue Emmery. Je monte au premier et sous la sonnette, je trouve mon nom : "Halter". Je sonne. On vient m'ouvrir. On me regarde avec étonnement. Mon oncle David n'a guère changé. Je suis sidéré qu'il ne me reconnaisse pas. Évidemment, un soldat soviétique qui débarque sans prévenir... Au premier abord, il s'imagine sans doute que les Russes se sont emparés de Paris. Je ne veux pas le laisser plus longtemps dans l'incertitude et lui dis : « Tu ne reconnais donc pas ton neveu ? ». Ahuri, il me dévisage n'en croyant pas ses yeux. Il me fait entrer et là, devant toute la famille réunie, je résume mon odyssée. Plus question de retourner chez mon épicier à qui je vais faire mes adieux. Avant de nous quitter, il me rappelle la situation alimentaire de la France toujours rationnée. Je le sens déçu, moi qui l'aidais si bien et surtout avec une fille en mal de mari. Il me dit cependant que je pourrai toujours faire appel à lui pour les autres membres de ma famille. Quel ingrat je fais, aujour­d'hui. J'ai même oublié son nom. C'était un brave homme, je suis sûr qu'il aura compris.

 

Deux yeux dans l'escalier

Avec ma cousine, je me rends à la Sorbonne et suis prêt à m'y inscrire. J'avais toujours l'espoir insensé de revoir les miens alors que je savais pertinemment qu'ils avaient disparu, sauf mon frère évidemment dont je n'avais pas encore eu de nouvelles. J'avais prévenu la famille de Jean-Claude de sa survie. Un matin, je me décidai et me rendis à la gare du Nord. Je montai dans un train qui mit plus de quatorze heures pour atteindre la gare du Midi à Bruxelles. Elle était déserte, sinistre. Bruxelles, ma ville, n'avait rien d'engageant. L'accueil de la Croix-Rouge était fermé. Ce sera le seul jour où le bon Monsieur Segers ne sera pas venu m'attendre. Il venait ponctuellement tous les jours depuis qu'il avait appris mon retour !

Je sautais dans le tram 74 et descendis à l'avenue Dailly chez les Segers.

Léon m'ouvrit la porte et m'étreignit de toutes ses forces. Il appela Rosa, la pieuse Rosa. Sa prière avait été exaucée : Paul était de retour !

Mon installation provisoire était restée en place et je retrouvais mon linge et dans celui-ci, les 100.000 francs que j'y avais laissés. Mieux, Léon Segers s'était arrangé pour effectuer le change lors de l'opération Gutt. Notre amitié, née dans la douleur se poursuivait dans la joie. Ce père tranquille aura vraiment été un héros jusqu'au bout. Lui ne m'a pas déçu.

Entre-temps, j'avais rencontré Paule et logeais chez elle et son père. Malgré mes réticences, le lendemain, je ne résiste pas. Je me rends à la maison familiale de Berchem-Sainte-Agathe où une famille s'était installée et avait tout remis en état. Avec une très grande gentillesse, ils me cèdent la place et s'installent ailleurs. Eux-mêmes avaient été logés là par la commune qui avait chassé un policier rexiste qui s'était approprié ma demeure sous l'occupant. Après plus de deux ans, je me retrouve chez moi, dans la maison vide. Ma mère et mon père ne reviendront plus et mon frère est, à cette époque, encore à Londres. Je me sens comme une bulle de savon à la surface de l'eau.

Je vais tout de suite rue Gaucheret où Solidarité recueille et donne des renseignements aux familles. On me propose de diriger l'association d'aide aux victimes de la guerre. Je touche 7.500 francs et 500 kilos de charbon par an du Gouvernement belge et Solidarité me paye. Mon rôle est ingrat. Je dois examiner des dossiers et recevoir des gens afin de découvrir qui sont les vrais déportés et qui sont les simulateurs. J'essaye d'identifier les kapos et les tricheurs. C'est une sorte de commission d'épuration. Beaucoup de réfugiés se présentent pour obtenir des soutiens et des subsides et n'ont en réalité jamais été dans les camps ! Mon cher Léon Segers me sert de secrétaire.

Ce travail de flic ne me plaît pas. Que les gens se débrouillent avec leur destin, le mien me suffit.

Je préfère me lancer dans les affaires plus lucratives car quelque chose a changé. Je veux épouser Paule et recréer un foyer. Mon frère Sam, apprenant mon retour, vient me rendre visite, insistant pour que je continue mes études en me promettant de pourvoir à mes besoins pendant le laps de temps nécessaire. Il était revenu éblouissant, avec le grade de Commodore de la Marine , tout chamarré. Le Docteur Marteau, ministre de la Santé publique, lui proposa de devenir son chef de cabinet. Il accepta, bien qu'il regretta l'Angleterre et son amie anglaise. Il la fit venir mais elle ne se plut guère en Belgique. Sam épousa alors Paulette Nisen. Il eut rapidement une charmante fille qu il nomma Régine en souvenir de notre maman. La vie reprenait son cours. Sa carrière administrative fut brillante. Il devint rapidement directeur général et, enfin, secrétaire général, professeur à l'ULB, expert à l'OMS, l'organisation mondiale de la santé.

Curieusement, dès mon retour en Belgique, je reçois un ordre de rejoindre l'armée. Je passe même devant un conseil de révision à Molenbeek. Je suis exempté de service militaire car mes parents sont morts en déportation et suis déclaré invalide par le chirurgien, ancien de la guerre d'Espagne. J'hésite à m'engager quand même, mais finalement je renonce. J'en ai trop bavé.

Solidarité organise des séances de témoignage, je réponds à une foule de questions que l'on me pose pour essayer de retrouver les rescapés. Un jour, je monte les escaliers de l'immeuble qui sert de siège à l'organisation et j'aperçois deux yeux splendides qui les descendent. C'est d'abord ses yeux que je vois et la toute jeune fille ensuite. Le choc est brutal et pour tout dire absolument définitif. Ce sont ces yeux-là qui me libèrent enfin du camp. Avec Paule, la vie recommence enfin. Elle est assistante sociale à Solidarité, elle aussi a eu un choc en me voyant. Le soir-même, nous sommes amants. On loge d'abord à Schaerbeek chez les Segers, puis chez le père de Paule à Woluwe-Saint-Lambert, enfin, à Berchem-Sainte-Agathe.

On ne s'est plus quitté depuis 57 ans.

Le mariage eut lieu à Woluwe-Saint-Lambert, entourés seulement de quelques amis proches. Très rapidement, on se réinstalle dans la maison familiale. Je parvins même à récupérer quelques vieux meubles dispersés chez des amis.

C'est alors que je songe à réactiver les relations de mes parents qui connaissaient bon nombre de fabricants en horlogerie. Ceux-ci décident de m'aider. Ils me font crédit et me donnent même des licences d'importation. Le parlementaire libéral Drèze me soutient également. Il m'aide à obtenir les autorisations nécessaires en Belgique.

Commence alors un vaste et florissant commerce de montres. J'agis en tant que grossiste. Je vends les montres Heure H et Pallas. Tout s'achète très bien. L'argent coule à flots, je vis à cent à l'heure dans une espèce de fête permanente. Ah, vivre, vivre enfin ! J'ai une grosse voiture américaine décapotable qui a la terrible habitude de tomber souvent en panne. Avec Serge Creuz, nous filons dès que nous le pouvons à Paris où nous dépensons en moins de temps qu'il ne faut pour le dire tout ce que j'ai gagné.

Un jour, des cendres de cigarillos mettent le feu à la voiture. À l'époque, pas d'extincteur. Qu'à cela ne tienne, Serge et moi arrosons l'incendie d'un pipi salvateur. Tout finit bien. 

Mais l'horreur que j'ai vécue est toujours là. Et très vite, je pense qu'il ne faut pas oublier. J'aide à fonder l'Amicale des prisonniers politiques des camps et prisons de Silésie. Très vite, je me heurte à un antisémitisme larvé. Certains considèrent même que le mot "Auschwitz" est trop juif!

Ma fille vient au monde en 1949, c'est un nouveau barrage de plus contre l'horreur, c'est un pas de plus vers le bonheur. Mon fils suivra quelques années plus tard. La famille est reconstituée mais mes enfants ne connaîtront jamais leurs grands-parents.

En 1959, je campe à Fiesole à proximité de Florence où je fais la connaissance de Marthe Vandemeulebroecke, qui est l'une des collègues de Paule. Nous avons de longues conversations philosophiques. Au retour, Marthe propose à Paule d'entrer en maçonnerie. Pratiquement en même temps, mon frère me fait la même proposition. C'est un nouveau chapitre qui s'ouvre et qui tiendra beaucoup de place dans ma vie. Je rencontre mille et une personnes toutes plus intéressantes les unes que les autres. La franc-maçonnerie m'amènera à occuper toute une série de fonctions et d'assurer le vénéralat de ma loge.

Malgré de très grandes déceptions liées là aussi à l'antisémitisme rampant, je reste profondément attaché au libre examen qui me guide journellement.

La fédération bruxelloise du PSB, nouvelle dénomination du POB., me propose d'être actif et d'agir sur le plan politique. À plusieurs reprises, le secrétaire fédéral Freddy Legrand qui a été résistant essaye de m'engager.

Je lui réponds que je suis profondément socialiste mais que je n ai pas vu assez de dirigeants socialistes dans la résistance. Je renoue cependant avec les Faucons rouges et en particulier ceux de Molenbeek. Je resterai membre du PSB et puis du PS mais sans plus. J'ai d'autres engagements plus secrets dont je ne parle pas.

Un jour de 2003, Elio Di Rupo m'appelle. Le président du Parti socialiste me demande de figurer sur la liste du Sénat pour y représenter la société civile. Après quelques jours d'hésitations j'accepte.

Ce nouveau défi m'amuse. À 82 ans faire de la politique active c'est une gageure. À mon vif étonnement, je recueille plus de 10.000 voix. Manifestement cela valait le coup.

1954, la guerre d'Algérie fait rage. Via la femme de Marcel Liebman, dont le père était un de mes amis d'enfance, je m'implique dans l'aide aux réseaux algériens. Je participe à des actions d'aide directe au FLN. J'utilise mon véhicule, la fameuse Hudson décapotable où certaines caches avaient été aménagées pour frauder des montres. Je l'utilise pour amener des armes. J'ai subi plusieurs contrôles et à ma grande fierté, aucune arme n'a jamais été trouvée. La plaque tournante était Düsseldorf où j'allais me fournir. Les armes étaient alors cachées dans différents bois en Belgique. Je démontais la voiture, je sortais les armes, je les planquais et les Algériens venaient les chercher. Je suis à nouveau dans la clandestinité. Très souvent, il apparaît cependant que ces Algériens sont peu fiables. Ils agissent avec un retard énorme, ne viennent pas aux rendez-vous. Ces attitudes ne me conviennent pas et me choquent. Ainsi, l'un des dépôts d'armes est découvert à cause de négligences, dans la région de La Louvière. En présence de Liebman, j'organise une réunion de l'exécutif du FLN. On décide de se voir chez moi à Berchem-Sainte-Agathe. Je suis troublé parce qu'à un moment donné, la discussion court sur l'Islam que certains participants considèrent comme le ciment du nouvel état. Je ne me sens plus en harmonie avec ces militants dont je perçois l'ambiguïté. Mon implication dans les réseaux FLN me permet pourtant de rencontrer des gens fantastiques comme Legreve, Lacharon et Soumenkoff. Après l'indépendance, j'organise avec le docteur Cornil, des envois de médicaments. Je centralise une tournante chez les médecins pour récolter les échantillons. Paule et moi passons des nuits à les trier et on les envoie en Algérie. Cependant, je suis sceptique sur l'avenir du nouvel État. L'Islam est trop présent, trop oppressant.

L'avenir me donnera malheureusement raison.

J'aurai encore d'autres contacts avec le réseau Curiel, mais la vie militante est derrière moi. Henri Curiel sera assassiné en 1978 dans des conditions jamais élucidées.

Mon commerce d'importation de montres s'est effondré. J'ouvre une boutique de bijoux anciens et modernes dans la Galerie Saint-Hubert .

La vie avance et s'écoule entre le travail et les vacances à Mazoules (département du Lot et Garonne) où je retape une ancienne bergerie. J'y passe tous les étés.

Ma boutique devient vite un lieu de rendez-vous pour les copains avec qui je passe de longues heures à discuter. 

La Fondation Auschwitz occupe beaucoup de mon temps, elle devient une organisation considérable. J'organise des voyages d'étudiants et d'enseignants qui, accompagnés d'anciens détenus, apprennent sur le terrain ce qu'était l'enfer concentrationnaire.

Je suis le premier à organiser ce genre de voyage. Dans la communauté juive, certains ne me le pardonneront pas. Misère et petitesse de ceux qui, peut-être, se reprochent de ne pas avoir vécu, de n'avoir pas, quand il le fallait, pris les décisions nécessaires ? C'est ainsi qu'on me fait, y compris dans certains articles de presse, le reproche d'organiser un voyage à Auschwitz pendant la fête de Pâque juive. Le plus comique, c'est que ce reproche est fait par le responsable d'une organisation juive qui prône la laïcité.

Peu importe, pour ma part, il y a longtemps que j'ai fait mon deuil de ce type d'ambiguïté.

Mes parents, déjà, avaient su tirer un trait sur une sorte d'oppression de la communauté juive qui ne se sent bien que dans les conflits.

On connaît la blague juive : « Un Juif est perdu sur une île où on le retrouve dix ans plus tard. Il montre à ses sauveurs comment il a survécu. Ceux-ci sont surpris de voir qu'il a construit deux synagogues. Il les regarde et dit, "Celle-ci, c'est la synagogue où je vais ; l'autre, je n'y mettrai jamais les pieds !" ».

Je suis très loin de tout cela, de tout ce petit monde qui vit de petites mesquineries. J'agis aujourd'hui pour que l'on n'oublie pas trop vite ce qui s'est passé. Le reste m'importe peu.

Les témoins disparaissent. Chaque année, ils sont moins nombreux. L'important est que le monde sache. Que tout soit fait pour que cela ne se reproduise plus jamais. Depuis une quinzaine d'années, des négationnistes essayent de faire croire que ce "détail" de l'histoire comme dit si élégamment Le Pen, n'a jamais existé. Et pourtant !

Depuis, il y a eu le Rwanda, la Yougoslavie , la Tchétchénie. Tant de massacres, tant d'horreurs.

Pour moi, à 82 ans, tant de raisons de vivre, de lutter pour que les hommes vivent et se souviennent.

Présentation de la fondation Auschwitz

La Fondation Auschwitz , reconnue Service général d'éducation permanente, a été créée en 1980 par l'Amicale belge des ex-prisonniers politiques d'Auschwitz-Birkenau, camps et prisons de Silésie, afin de préserver et transmettre aux nouvelles générations l'histoire et la mémoire des crimes et génocides nazis. Pour mieux accomplir cette mission, elle s'est instituée en Centre d'études et de documentation destiné à élaborer et à promouvoir des recherches scientifiques à caractère interdisciplinaire visant à l'élucidation des processus socio-historiques fort complexes qui ont conduit au fascisme, au national-socialisme, au troisième Reich, à l'univers concentrationnaire nazi et aux génocides des peuples juifs et tziganes. Parallèlement à ses programmes de recherches, la Fondation Auschwitz entreprend également de nombreuses initiatives pédagogiques à destination des milieux éducatifs, notamment pour former et sensibiliser les enseignants et les éducateurs sur la problématique de l'histoire et de la mémoire des crimes et génocides nazis. Par ses multiples activités, elle vise plus généralement à intégrer la mémoire des crimes et génocides nazis dans la conscience historique contemporaine et à prévenir ainsi la résurgence des idéologies ou des régimes qui foulent au pied la dignité et les libertés humaines. Pour atteindre ses objectifs, la Fondation Auschwitz organise des rencontres scientifiques, des projets pédagogiques ainsi que des campagnes d'information destinées au grand public. En outre, elle publie des revues, des bulletins et des dossiers relatifs à ses différentes activités. En tant que Centre d'études et de documentation, sa bibliothèque et ses archives sont à la disposition du public. Son personnel scientifique et administratif compétent assure et encadre toutes ces activités sous la direction du Conseil d'administration de la Fondation Auschwitz.

 

Lexique

Blockältester : Responsable de bloc
Buchbinder : Relieur
Du sollst 120 Jahre leben : Vous vivrez 120 ans
Glück auf: Hauts les cœurs
Gummiknüppel : Matraque
Häftlingen : Détenus
Handwerkerverein : Association des Artisans juifs
Kommandatur : Commandement
Konzentrationslager : Camp de concentration,( abréviation : KZ)
Korrekt : Correct
Lagerältester : Responsable du camp
« Los ! Alle Hinlegen » : Vite, tous couchés.
« Los ! aufstehen weiter gehen » : Vite ! Debout ! Continuez.
Machinengewehr : Mitraillette
Meisters : Chefs porions
Mützen ab : Découvrez-vous
Revier : Hôpital
Scheissmeister : Responsable des latrines
Straflager : Camp disciplinaire
Stubendienst : Responsable de la cuisine
Uhrmacher : Horloger
Volksturm : Défense populaire

Notes

(1) Bund : Union générale juive des travailleurs de Lituanie, Pologne et Russie, Parti social-démocrate ouvrier fondé en 1897.
(2) Ville de Bessarabie. Actuelle capitale de la Moldavie. Le pogrom des 6 et 7 avril 1903 fit 49 tués, 500 blessés. Il y eut 7.000 maisons saccagées, 600 usines ou magasins endommagés, 2.000 familles sans toit. Un deuxième pogrom eut lieu en 1905. Il fit 19 morts et 56 blessés.
(3) Ce surnom ne doit rien au coureur cycliste Raymond Poulidor, né en 1936, mais est simplement un diminutif familier de Paul.
(4) Exécutions sommaires (91 victimes), bris de devantures, pillages de synagogues après la mort de Von Rath, Secrétaire de l'Ambassade d'Allemagne à Paris abattu par un jeune Juif Polonais.
(5) On appelait "Cinquième colonne" les éléments travaillant sur un territoire au profit de l'adversaire (agents secrets infiltrés, collaborateurs... ). Cette expression vient de la guerre d'Espagne lorsque quatre colonnes franquistes convergeaient vers Madrid, Franco répondant à un journaliste qui lui demandait laquelle des colonnes gagnerait la bataille, Franco déclara « La cinquième colonne ».
(6) Le port de l'étoile jaune fut imposé par une ordonnance du 27 mai 1942.
(7) Les Allemands lui imputèrent huit attentats mortels et onze attentats à l'explosif.
(8) Créée par une Ordonnance du 25 novembre 1941 faisant obligation aux Juifs de s'y inscrire. Selon l'historien Maxime Steinberg, la majorité des Juifs Belges se crurent jusqu'en septembre 1943 à l'abri de la déportation. L'AJB et ses notables se considéraient comme « un moindre mal », ne se rendant pas compte de ce que leur institution permettait aux Allemands un recensement et un contrôle de ceux qu'ils voulaient tous exterminer. Le 29 août 1942, des partisans juifs abattirent Robert Holzinger, un des dirigeants de l'AJB. L'AJB jouait un rôle social que ses dirigeants estimaient nécessaire mais ambigu. Si certains de ses animateurs avaient là une couverture pour des activités de résistance, d'autres ont fait preuve jusqu'au bout, à tout le moins, de naïveté croyant à une protection durable.
(9) 24.906 Juifs  et  351   tziganes  partirent  de  Malines  pour Auschwitz.  Ils furent 571  à s'évader lors des 26 convois, du 4 août 1942 au 31 juillet 1944. 
(10) Le vingtième convoi emportait 1.631 déportés. 231 s'évadèrent mais il y eut 23 morts et 95 repris. Voir sur ce sujet Schreiber, Marion, Rebelles silencieux. L'attaque du XX convoi pour Auschwitz, Bruxelles, Éd. Racine, 2002.
(11) Il s'agit d'une petite ardoise disposant d'une face mobile qui en bougeant efface ce qui est écrit.
(12) Dépôt où sont stockés les objets ayant appartenus aux déportés.
(13) Les détenus sont réveillés par le bruit d'une barre de fer frappée dans un triangle.
(14 ) J'apprendrai plus tard que certains résistants communistes de haut rang étaient pris en charge dès leur arrivée par des groupes de prisonniers à l'intérieur du camp.
(15) Selon un ouvrage de Wolfgang Sofsky, (Calmann-Levy, 1995) sur l'Organisation de la Terreur , les triangles de la stigmatisation étaient rouges pour les politiques, verts, pour les criminels, roses pour les homosexuels, bleus pour les immigrés, bruns pour les tziganes et noirs pour les asociaux.

  


 

Noms mentionnés

Cybrknopf Fabien
Delchembre Marcel
Desmet Floris
Dobrzynski
Ermel Andrée 1, 2, 3
Evrard Georges
Ferenberg Bernard
Fleichsmann Théo
Franklemon Jean
Gold
Goldstein Maurice 1, 2, 3, 4, 5, 6
Greenspan
Guigui
Halter Abraham
Halter Joseph
Halter Marie 1, 2, 3
Halter Sam 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Honel
Janet Jean-Claude 1, 2, 3
Jessica 1, 2, 3
Kursminski
Livschitz Georges
Lubitsch 1
Maistriau Robert
Margolin
Marjolain
Mounard Claude
Nisen Paulette
Oszinski Peter 1, 2
Pasarcevitch
Paule 1, 2
Pohl 1, 2, 3
Rywka (mère)
Rosa (èpouse Seegers) 1, 2
Seegers Léon 1, 2, 3, 4, 5
Stal 1, 2, 3
Susskind David
Vidal 1, 2, 3
Weckx Hermine
Yameck
  

Camps

Saint-Gilles
Malines
Auschwitz
Birkenau
Fürstengrube