Les Enfants des Partisans juifs de Belgique, Partisans armés Juifs,
38 témoignages, Bruxelles, 1991, Préface de Marek Halter

Rachel Coperbac GvdB 322

R. -Je suis née dans la capitale de la Bessarabie , à Kichinev (Roumanie) en 1908. Mon père est décédé quand j'avais trois ans et ma mère a dû élever seule ses quatre enfants. Nous avons vécu des moments très difficiles. Mais ma mère était très courageuse, elle a fait tout son possible pour nous procurer le nécessaire.

Q. - Dans quel travail s'est-elle engagée?

R. - Elle a commencé par de la couture à domicile. Ce n'était pas suffisant. Alors, elle a tenu une échoppe au marché pour vendre des vêtements.

Ça a duré jusqu'à ce que mon deuxième frère puisse travailler. Avec son petit salaire, il a aidé la famille à subsister. Mon frère aîné, lui, a été remarqué pour ses capacités intellectuelles et on lui a donné les moyens d'étudier, grâce à l'intervention de professeurs. Pour ses études supérieures, il est parti à Paris où il devait travailler pour se tirer d'affaire; il avait très dur. Il s'est intégré dans un groupe d'étudiants qui est allé en Union Soviétique pour accomplir le service militaire et avoir ainsi le droit de terminer les études gratuitement; étant bessarabien, il en avait la possibilité. Il est devenu ingénieur des Ponts et Chaussées; il s'est spécialisé dans les métaux et la conception des machines. Il est mort à soixante-quatre ans.

Ma mère était croyante. Sans doute que mon père l'était aussi. Mais ma mère avait un esprit très ouvert, elle était fort courageuse et pleine de bon sens.

Q. - Et toi, comment as-tu évolué?

R. - Au départ, j'étais influencée par ma mère et ensuite, par mon frère aîné. 

Par des discussions avec lui, petit à petit, je me suis libérée de la religion; D'ailleurs, ma mère n'était pas fanatique, elle ne courait pas à la synagogue, elle respectait seulement les grandes fêtes de Nouvel An ou de Yom Kippour.

Q.- Ton frère âiné était-il communiste?

R.- Il à été emprisonné en tant que communiste. Toute la famille s'est rapprochée de la gauche.

Q.-  As tu fréquenté longtemps l'école?

R.-  Comme nous étions démunis d'argent, je devais beaucoup aider ma mère. Je  n'ai donc pas fréquenté l'école régulièrement et je n'ai pas termine le premier cycle. A quatorze ans, j'ai travaillé dans la maison de couture la plus connue de ma ville natale. La patronne se rendait à Paris deux ou trois fois l'an pour prendre des nouvelles de la mode. J'y étais fort exploitée parce qu'on m'appelait sans arrêt pour d'autres tâches qui retardaient mon apprentissage. J y ressentais énormément d'injustices. A un moment donné, nous avons décidé entre nous de faire grève - la grève n'était pas encore autorisée. Je me faisais déjà remarquer.

Q. - Et qu'a donné la grève?

R. - D'après ce que je me rappelle - j'étais très jeune - elle n'a pas duré longtemps et je n'ai pas l'impression qu'on a gagné quelque chose.

Q. - Tu travaillais dans la communauté juive?

R. - Oui, mais nous parlions le russe entre nous.

Q. - La communauté juive était-elle importante dans ta ville?

R. - Oui, il y avait beaucoup de Juifs. Notre famille n'était pas particulièrement liée avec les Juifs, nous avions aussi des camarades non juifs.

Q. - As-tu souffert de l'antisémitisme ?

R. - J'étais trop jeune mais ma mère me racontait les pogroms où on massacrait, torturait des Juifs et ces récits sont restés gravés dans ma mémoire.

Q. - Qu'es-tu devenue après la grève?

R. - Je suis encore restée dans cette maison de coulure pendant quelques années.

Peu de temps après, des communistes qui avaient été emprisonnés plusieurs années ont été libérés. Comme nous étions actifs dans le Secours Rouge, nous avons organisé dans notre maison une rencontre avec eux pour connaître les conditions de vie dans les prisons. Nous avons passé une soirée ensemble jusque tres lard dans la nuit.

Mais un voisin a dénoncé cette rencontre.

Suite à cela, j'ai été convoquée à la «Sûreté». Ils m'ont accusée d'avoir reçu des communistes. J'ai nié. Dès que j'avais reçu la convocation, j'avais demandé à la maison qu'on fasse disparaîtrc toute trace de nos rapports avec les communistes. Ils m'ont retenue, arrêtée et mise dans la cave; j'ai été interrogée jour et  nuit. L'un prétendait détenir des preuves et me menaçait de prison ferme si je ne parlais pas. J' ai nié pendant près d'un mois.

Q.-   Les prisonniers que vous aviez reçus étaient-ils des évadés ?

R.-  Non, i1s avaient été libérés après huit à dix ans de prison 

Q.- Et vous ne pouviez pas les rencontrer?

R.- Ils avaient été arrêtés comme communistes et dès lors, c'était une infraction grave de les recevoir: j'étais passible d'être accusée de communiste.

C'est pourquoi, j'ai toujours prétendu que je dormais, que personne n'était venu à la maison. Nous habitions au sous-sol, et un officier qui habitait à l'étage a sans doute aperçu de la lumière chez nous en rentrant; personne d'autre que lui ne pouvait nous dénoncer.

Un jour, vers neuf heures du matin, j'ai été appelée et l'interrogatoire a repris dans une grande salle comprenant plusieurs bureaux. J'ai élevé très fort la voix pour me disculper. J'ai aussi dénoncé à voix haute le fait qu'on ne permettait pas à ma mère de m'apporter des colis, j'étais révoltée par le traitement qu'ils m'infligeaient alors qu'ils n'avaient aucune preuve de ma culpabilité. Tous les employés présents ont assisté à mon éclat Ils étaient nombreux à m'écouter clamer mon innocence. J'ai même crié: «Si jamais j'apprenais que ma mère a payé pour me libérer, je dénoncerais le coupable!». Et c'était vrai, ma mère avait emprunte de l'argent pour me sortir de prison. Le soir même, j'étais libérée.

Après ma libération, la vie est devenue impossible. J'avais sans cesse des suiveurs à mes trousses, aussi bien pour me rendre à mon travail que pour revenir à la maison. Ça pesait sur nous de plus en plus. Ma mère vivait dans l'inquiétude, moi aussi. L'idée de partir s'imposait progressivement. Je recevais des lettres de Belgique envoyées par des amis qui étudiaient dans ce pays. Un de ceux-ci m'écrivait très souvent en me priant de le rejoindre. Personnellement, je n'avais pas les moyens d'entreprendre le voyage, ma mère non plus ne disposait pas de l'argent nécessaire. Je ne me décidais pas, je me demandais comment la famille subsisterait sans mon aide. En fin de compte, c'est encore ma mère qui a pris la décision. Elle voyait que mon avenir était bouché: aucune formation, pas d'études, pas de perfectionnement dans mon métier, tout le temps surveillée; elle a alors tranché: «Il vaut peut-être mieux que tu partes». Il m'a fallu beaucoup de temps pour me décider à venir en Belgique.

Je suis arrivée à Anvers en 1929 à un moment où le travail se faisait rare. Une amie a réussi finalement à m'en trouver et à peine installée, j'ai été engagée dans une usine qui fabriquait des sous-vêtements. J'y suis restée quelque temps. A la suite de mon absence le Premier Mai à mon travail, j'ai été licenciée.

J'ai travaillé ensuite dans une entreprise de tricot (« La Viennoise »). Entre­temps, je m'étais mariée avec le copain qui avait insisté pour que je le rejoigne et quand l'entreprise a fermé, j'étais enceinte. J'ai mis au monde une petite fille.

Plus lard, nous avons habité Bruxelles et nous nous sommes séparés.

Puis, j'ai rencontré Chaïm Abel et j'ai vécu avec lui jusqu'à son arrestation en 43.

Q. — Où étais-tu à la fin des années 30?

R. — Nous habitions ensemble et j'avais mon enfant à la maison. Chaïm avait une bonne situation, il était ingénieur mécanicien dans les Etablissements Wanson (construction de matériel thermique). Nous avions convenu que je recevrais une formation dans une maison de couture, afin d'être parée au pire. Mais au début de la guerre, j'ai dû arrêter et Chaïm, de son côté, ne pouvait plus se rendre dans les bureaux de son entreprise, il exécutait pour elle des travaux à l'extérieur, dans d'autres usines (à partir de février 43).

Nous étions domiciliés à Schaerbeek et tous les jours sans exception, nous étions sur la brèche avec des copains pour distribuer des tracts, vendre des journaux, etc.

Q.- Tu étais organisée dans le Parti Communiste?

R. - Dans la cellule de Schaerbeek avec des Belges.

Q.- Comment l'es-tu engagée dans la Résistance ?

R.- Quand la guerre a éclaté, il a fallu assurer la sauvegarde des enfants.

Des que nous avons appris que les Allemands poursuivaient aussi les enfants, nous avons confié ma fille Véra à une famille belge qui s'est proposée pour la prendre en charge et la protéger. Nous étions déjà dans l'illégalité. Chaïm faisait partie des P.A.

La situation de mon enfant m'avait fait prendre conscience de celle de tous les autres enfants juifs. Je me suis occupée d'eux au sein de la Commission Enfance du C.D.J., en rapport avec Yvonne Jospa. Ma fonction consistait à amener des enfants dans différents endroits pour les sauver et à apporter ensuite de leurs nouvelles aux parents. Mais je sentais que je ne conserverais pas longtemps cette fonction parce que j'étais attirée par les Partisans.

Au bout d'un an, un membre de l'Etat-Major me rencontra pour me demander d'entrer aux P.A. J'ai accepté.

Q. - Pourquoi avais-tu eu envie d'entrer aux P.A.?

R. - J'avais l'impression que j'agirais plus directement contre l'ennemi. C'était très important pour moi.

Q. - L'action armée te paraissait plus offensive?

R. - Oui, absolument. On m'a proposé d'adhérer aux P.A. presqu'au moment où je pensais formuler ma demande. J'ai été interrogée par un membre de la direction qui voulait savoir si j'étais apte, si je résisterais à la torture, etc.

Avant d'entrer effectivement chez les Partisans, j'ai encore un peu continué à m'occuper des enfants à cause des contacts que j'avais établis. J'ai été admise aux P.A. tout de suite après l'arrestation de Chaïm qui eut lieu le 12 juillet 1943.

Q. - Chaïm te parlail-il de son activité de Partisan? (1)

R. - Il régnait une confiance entre nous. Il m'a raconté certaines choses. Chaïm a été arrêté avec des documents sur lui rue Royale, à proximité de l'entreprise pour laquelle il travaillait; un collègue roumain qui sortait du bâtiment par hasard a également été arrêté. Ils ont été conduits à la Feldgendarmerie et comme on a d'abord appelé son collègue pour l'interroger, Chaïm en a profité pour avaler les documents, ce qui l'a rendu malade. Quand son tour est venu, on n' a rien trouvé sur lui et il a seulement reconnu être juif. Il a été envoyé à Malines. Son collègue, qui a été libéré, m'a fourni ensuite tous les détails. Ce collègue, lui, a bénéficié de la protection dont jouissaient encore les Roumains.

Quand Chaïm fut à Malines, j'ai essayé de lui transmettre des instruments pour qu'il s'évade du train qui devait le convoyer dans un camp de concentration. Une charrette qu'on chargeait de sable dans un hangar était régulièrement amenée à Malines par un SS et par Wulf Epsztejn qui m'a indiqué où placer les instruments dans le sable. Nous avons rassemblé tout le matériel qu'il avait demandé ci je me suis rendue là-bas avec un copain de Schaerbeek. Nous faisions semblant d'être des amoureux. Lorsque le SS s'est dirigé du côté opposé, je me suis précipitée pour cacher les instruments.

Malheureusement, les Allemands ont renforcé la garde des trains de déportation, des soldats en armes se trouvaient en permanence sur les toits, on ne pouvait rien tenter. Cette action n'a donc servi à rien.

Comme Chaïm connaissait plusieurs langues, il aurait pu rester à Malines mais il a refusé parce que, a-t-il dit, «ma conscience ne me permet pas de rester ici quand mes camarades vont partir».

J'ai appris tout cela par un prisonnier qui sortait régulièrement pour faire des courses et qui en profitait pour déposer des messages. 

Q. - Quelles étaient les tâches dans les Partisans?

R. — J'ai été désignée dans le secteur 05. Je voyageais comme courrier à Liège, Namur, Bruxelles et les environs.

Tout à fait libérée de mon travail avec les enfants, j'ai d'abord eu des contacts, en août-septembre 43, avec un ancien sénateur et ensuite, j'ai été la courrière de Baligand (de l'Etat-Major national) jusqu'à mon arrestation le 13 avril 44. Le plus souvent, j'apportais des plans de travail qu'un autre courrier me remettait. Les instructions étaient écrites en clair et il fallait donc les cacher soigneusement.

Une anecdote pour expliquer cela. Un jour je suis allée à Liège où j'ai reçu un document à ramener à Bruxelles; je me suis rendue dans un magasin de nourriture pour oiseaux pour acheter une grande boîte de graines. Dans un café, j'ai mis le document dans la boîte que j'ai ensuite refermée avec de la colle ; l'opération a mis d'ailleurs tellement de temps que la serveuse est venue voir ce que je fabriquais. J'ai pris le train. En cours de voyage, des Feldgendarmes me contrôlent, ils prennent le paquet, le secouent, et d'énervement, ils le jettent sur la tablette, de la farine se répand dans tout le compartiment mais la boîte ne s'ouvre toujours pas! Ils s'en vont mais on imagine dans quel état je me trouvais. Arrivée à Bruxelles, je prends le tram 5, nouveau contrôle de Feldgendarmes, et même histoire, le paquet ne s'ouvre pas, le Feldgendarme jure «Schweinhund,...!» C'est une aventure parmi beaucoup d'autres.

J'étais tout le temps en route car Baligand était continuellement sur la brèche. Le voyage à Liège me permettait d'avoir d'autres contacts. 

Q. - Pendant cette période, comment étais-tu logée?

R.- Après l'arrestation de Chaïm, j'ai été mal nourrie, trimbalée de gauche à droite. J'ai quand même continué mon activité. J'ai procuré des logements à des camarades mais moi-même j'en ai manqué parfois. Une nuit, je n'ai pas vu d'autre solution que de dormir dans le parc de St-Josse, près du square Marie-Louise; le vieux gardien s'est approché de moi et m'a demandé gentiment de m'en aller parce qui si on m'apercevait, je serais arrêtée et lui risquait d'être fusillé. Je me suis rappelée que près de là, logeait une famille dont j'avais placé un ou deux enfants. Je suis allée sonner chez eux, il était tard; le concierge a ouvert la porte et en me voyant a crié derrière lui: «Ce n'est rien, vous pouvez monter». Le couple est sorti de la cave, ils avaient l'air de morts-vivants tellement ils avaient été effrayés par le coup de sonnette. J'ai passé la nuit chez eux mais je me suis dit que je ne recommencerais jamais.

J'ai logé ensuite avec deux autres personnes. Je leur avais dit de quitter le logement si j'étais arrêtée mais ils ne l'ont pas fait.

Q. - Où se trouvait ta fille Véra?

R. - Au début, Véra habitait chez des amis de St-Josse dans une maison où Chaïm et moi avons logé. Quand Chaïm a été arrêté, il m'a fait remettre un message où il s'inquiétait pour Véra parce qu'elle était trop connue dans le quartier. Je l'ai alors placée dans un couvent à Kortenberg. Pour ces gens, c'était un drame car ils la considéraient comme leur fille, et lorsque j'ai été arrêtée, ils l'ont reprise à nouveau jusqu'à ce que je vienne la rechercher à ma libération.

Q.  Comment as-tu été arrêtée?

R. — Je rencontrais souvent une responsable de l'intendance qui, avant d'entrer chez les Partisans, avait assuré qu'elle tiendrait le coup sous la torture; moi, j'avais été moins affirmative à mon sujet, pour rien au monde, on ne peut garantir; on a eu des cas de gens qui ont été torturés mortellement et qui en fin de compte ont quand même parlé.

C'est cette responsable de l'intendance qui m'a donnée. Depuis, je lui ai pardonné pour la bonne raison qu'elle m'a expliqué que son père et son fiancé avaient été fusillés comme Partisans et qu'elle était restée seul soutien de sa mère. Moi, qui ai beaucoup encaissé et beaucoup supporté, je ne voulais cependant pas qu'on sévisse contre ceux qui n'avaient pas tenu le coup, nous n'avions pas été élevés en héros.

Comme Baligand était un homme exceptionnel, il était activement recherché et sa tète était mise à prix sur des affiches. Quand j'ai été arrêtée, le 13 avril 1944, la Gestapo savait que je voyais Baligand tous les deux jours et elle était terriblement pressée que je livre les rendez-vous que j'avais avec lui. J'ai été fort maltraitée, la Gestapo m'a fait souffrir. Je devais décrire Baligand qui était un homme de taille moyenne et j'en ai fait un grand homme, rouquin avec une barbe, portant un pantalon de golf et une casquette; j'ai aussi indiqué une adresse à Ixelles où il n'y avait rien de compromettant. Je ne pouvais absolument pas donner mon logement illégal dans lequel, deux jours avant mon arrestation, des copains avaient encore amené une machine à imprimer Ils ne l'ont d'ailleurs pas déplacée après avoir appris ce qui m'arrivait, «on savait que tu ne parlerais pas», m'ont-ils dit après la guerre. J'ai aussi donné l'adresse d'une maison de Schaerbeek qui avait été détruite par une bombe un jour avant mon arrestation. Quand la Gestapo l'a vue, mes bourreaux m'ont accusée de jouer la comédie, ils m'ont battue et torturée encore plus. Je suis restée douze jours dans les locaux de la Gestapo avec les mains attachées dans le dos.

Puis, je suis restée seule dans une cave pendant plusieurs jours, j'ignore toujours où elle se situait.

J'ai été ramenée à la Gestapo. Comme dans mon cachot, il manquait une demi-brique à côté de la porte, je pouvais apercevoir les prisonniers qu'on amenait. J'ai vu ainsi le docteur Reynaerts, Marcel Lövenvirth et d'autres; ils étaient traînés dans leur sang. Leur cachot se trouvait près des toilettes. En m'y rendant, j'ai jeté un coup d'oeil pour savoir s'ils respiraient encore, s'ils étaient en vie. Quand je suis revenue, j'étais tellement bouleversée que j'ai hurlé à l'adresse de mes camarades: «Tenez bon, la guerre n'est pas encore terminée, on a besoin de nous...!» Aussitôt, on est venu me chercher pour continuer les interrogatoires.

Ensuite, je suis restée deux mois à Malines. La voisine de mon cachot, une Flamande, Elsa De Cracker, s'est comportée en héroïne, les tortures l'ont rendue sourde mais elle n'a jamais fourni de renseignements. A huit, nous avons été envoyées à la prison de St-Gilles pour une quinzaine de jours. Comme il n'y avait plus d'interrogatoire, cet endroit me paraissait être le paradis.

Nous avons été déportées à Ravensbrück. D'abord, nous avons été placées en quarantaine, et ensuite, les éléments les plus jeunes ont été choisis pour travailler dans une usine de Siemens et d'autres du même genre. Je devais partir travailler dans un camp annexe à Neu-Brandeburg mais à l'appel, après qu'on m'a choisie avec Rachel Luftig, je suis tombée évanouie par terre; j'avais la scarlatine. Une doctoresse tchécoslovaque qui avait été renseignée sur mon compte m'a soignée avec dévouement et je m'en suis sortie grâce à elle.

En octobre, tout le groupe de camarades a été accepté chez Siemens où je me suis aussi retrouvée. Mais j'étais vidée, épuisée par la scarlatine, l'érésipèle (cuisse gonflée, fièvre) et les mauvais traitements. Je ne parvenais pas à faire le nombre de pièces requis et du coup, j'ai été accusée de «saboter le travail». Il fallait manipuler de petites bobines pour l'aviation avec une grande précision, mais à cause de mon état de faiblesse, je voyais deux bobines au lieu d'une et je gâchais l'ouvrage ! Apres un contrôle, j'ai été mise à la porte.

Heureusement, une responsable tchécoslovaque, une communiste, a défendu ma cause et j'ai été déplacée. J'ai travaillé avec une Russe jusqu'à la Libération. On devait trouver du bois pour la cuisine, on sciait des arbres avec une scie qui sciait mal et qui demandait beaucoup de force, etc.

La Russe était une femme extraordinaire, courageuse et intelligente, une ins titutrice de Moscou, qui était entrée dans l'Armée Rouge. Nous nous sommes encouragées mutuellement — je parlais le russe. Peu avant la Libération , nous sommes descendues dans le camp principal et nous nous sommes perdues de vue puisque je me trouvais avec les Belges et elle avec les Russes.

J'ai été libérée le 23 avril 1945 par la Croix-Rouge suédoise. Des cars sont venus nous chercher. Mais cette Libération a couté de nombreuses vies, les Alliés ont mitraillé le premier convoi en croyant que les cars appartenaient à l'armée allemande. En passant avec le second convoi, nous avons aperçu les corps du premier convoi... Nous aussi, nous avons été mitraillés mais nous avons subi moins de dégâts.

Nous sommes arrivées au Danemark et puis à Malmö. En Suéde, nous avons été bien reçues et bien installées. Mais au bout de trois ou quatre jours, j'ai attrapé le typhus et j'ai été transportée a l'hôpital pour deux mois. A deux reprises, on a annoncé que j'étais morte. En sortant du coma, j'ai ouvert les yeux et j'ai vu la Mère Supérieure à genoux, par terre, il y avait dans la chambre des fleurs et des bougies... «C'est pour moi?» ai-je demandé. «Oui, mon enfant», a-t-elle répondu. J'ai réclamé du citron pour me désaltérer, elle m'a apporté un bout d'orange qu'elle a presse entre mes lèvres.

Q. - Comment s'est passé le retour?

R. — C'était la continuation du cauchemar car je rentrais sans rien, ni santé ni sous, rien. A cette époque, j'ai été transbahutée de droite à gauche, j'étais trop faible; je suis même restée trois semaines dans un château de Solvay pour me remettre en état, c'était insuffisant, il m'aurait fallu plus de temps.

Véra est d'abord allée dans une colonie de Solidarité Juive et ensuite, elle est partie six mois en Suède dans une famille d'accueil avec la fille d'une prisonnière politique d'Anvers.

Pendant cette période, j'ai réussi à faire pas mal de choses. Un copain m'a proposé un petit appartement et j'ai aménagé mon foyer.

J'ai fréquenté une école de coupe et de couture et l'année suivante, j'ai été engagée dans une grande maison de confection appartenant à un patron démocrate qui m'a directement envoyée dans un secteur où les ouvriers m'ont aidée à m'intégrer. J'ai pris du temps pour apprendre le métier mais j'étais bien considérée; je suis restée vingt ans dans cet établissement.

Véra était aux études, on se téléphonait à midi et on se voyait le soir, entre mes activités syndicales — j'étais déléguée — et mes autres activités.

Progressivement après la Libération , je suis redevenue femme. J'aurais pu refaire ma vie mais nous sommes restées à deux, j'ai voulu donner à Véra tout ce que je n'ai pas eu (2).

Q. - Comment juges-tu la période de la guerre, après coup?

R. — Enrichissante à un point extraordinaire, ce fut une école de la misère et une analyse de soi-même. A aucun moment, je ne me suis vue «donner» quelqu'un. Si je n'étais pas passée par cette école, je n'aurais jamais eu cette conscience, cette force morale. J'ai tenu le coup.

Il manque encore beaucoup de choses dans mon témoignage: ma vie avec Chaïm, mes rêves lorsque j'avais le typhus, le souvenir de celles qui sont mortes à côté de moi en Suède quand j'étais à l'hôpital, etc.

(1) Chaïm Abel a été l'adjoint de Jacob Gutfrajnd à la direction du corps mobile.
(2) La mère de Rachel, sa belle-fille et un petit-fils ont été en Sibérie par les Soviétiques, et ainsi ils eurent la vie sauvé.  Un frère de Rachel combattit à Stalingrad et l'autre à Moscou; sa soeru Emma s'engagea dansles P.A. Cas exceptionel: tous se sont retrouvés après la guerre (NDLR)