Table de matières  Témoins

Rochette, Daniel & Vanhamme, Jean-Marcel, 
Les Belges à Buchenwald et dans ses kommandos extérieurs
, Bruxelles, 1976,

Dessins de René Salme
Photographies de Raphaël Algoet et Clovis Laurent
Gravures extraites de l'album « Buchenwald »
paru aux Editions Louis Libert a Lyon.

Pierre de Méyère, Editeur, Rue de Brabant, 91,1030 Bruxelles
Dépot légal D-1976-0270-79

 

Témoins

Wynen André

Table de matières

Avertissement
Préface
Première partie - Un ordre nouveau?
Deuxième partij - La vie à Buchenwald et dans ses kommandos
...
Gravures extraites de l'album "Buchenwald", paru aux editions Louis Liber à Lyon
...
Troisième partie - Evasions et marches de la mort
Quatrième partie - La résistance culturelle, la résistance armée
Cinqième parie - Le retour
Sixième partie - Annexes
Notes

« Ceux qui vivent sont ceux qui luttent».
Victor Hugo

«C'est  en   gardant   Ie  silence,  quand  ils 
devraient   protester,   que   les   hommes
deviennent des laches ».
Abraham Lincoln

Ce livre, réalisé à l'initiative de l'Amicale de Buchenwald, est dédié à la mémoire de tous nos héros et martyrs du fascisme, affamés, torturés, pendus, fusillés, dans les camps de la mort et dans les combats de la Résistance , pour la libération de la Belgique , pour les libertés démocratiques et la paix.

Nous y associons la mémoire de toutes celles et de tous ceux, disparus depuis la libération, qui ont continué à œuvrer à l'application et au respect de notre Serment.

 

Nous remercions très cordialement les auteurs de ce livre, les très nombreux rescapés de Buchenwald qui, en tant que témoins oculaires, ont apporté une précieuse contribution à l'élaboration de ce témoignage de l'histoire tragique dès camps hitlériens, à l'occasion du 30e anniversaire  de  notre  libération.

Un chaleureux merci à Messieurs Gérard Algoet et Clovis Laurent à qui nous devons de très nombreuses photos, ainsi qu'au peintre René Sahne, « ancien » du camp, auteur de la couverture et d'une partie des belles illustrations de cet ouvrage.

Le Président  national,
Henri GLINEUR.

  

« L'ultime liberté humaine consiste à choisir son 
attitude dans des circonstances imposées».
Les Stoïciens

  

Julius FUCIK

A vous qui survivrez, j'adresse une prière: 
n'oubliez jamais.
N'oubliez pas les partisans du bien et ceux du mal. 
Recueillez inlassablement les témoignages sur ceux 
qui sont morts au combat. Et lorsque notre époque 
appartiendra au passé, alors on évoquera les héros 
anonymes qui ont fait l'Histoire.
Je voudrais que l'on sache qu'il n'y a pas eu de 
héros anonymes.
C'étaient des hommes, des hommes qui avaient un 
nom, un visage, un espoir, une aspiration, et 
c'est pourquoi la souffrance du dernier d'entre eux 
n'était pas moindre que la souffrance de celui 
dont le nom est resté immortel.

 

Avertissement

Cet ouvrage, rédigé en hommage aux Belges qui ont vécu, qui ont lutté ou qui sont morts à Buchenwald, n'a pas la prétention d'être complet ni exhaustif.

Les auteurs ont cependant tenté de soumettre tous leurs documents et témoignages à la critique historique. Ils se sont efforcés de respecter les formes de langage utilisées par les anciens détenus interrogés. Tout autre manière de procéder aurait dénaturé la spontanéité des souvenirs évoqués. Il ne s'agit plus, en l'occurrence, d'une certaine littérature émotive exploitée souvent à des fins discutables, mais de rappels sans forfanterie, de tortures psychologiques, morales et physiques, dont les victimes conservent au plus profond d'elles-mêmes l'effroi et l'horreur. C'est pourquoi une question déterminante se posera aux lecteurs de ces pages d'épouvanté : comment les ex-déportés politiques survivants ont-ils été en mesure de s'insérer — au retour des affres de la déportation — dans une société insouciante et peu préparée à combattre un éventuel retour au monde concentrationnaire.

La signification précise de maints termes en langue allemande est parfois difficilement définissable.

Le peu de temps qui leur a été imparti a obligé les auteurs à limiter le sujet. Cette « Vie des Belges à Buchenwald et ses kommandos » ne concerne que les prisonniers politiques. Il est clair qu'une étude plus approfondie, que nous nous proposons de poursuivre, nous obligera à analyser l'histoire et le comportement de l'ensemble des détenus belges à Buchenwald.

En outre, nous avons été forcés de ne pratiquer que des sondages au niveau des prisonniers politiques belges eux-mêmes.

Nous demandons donc au lecteur de considérer le présent ouvrage comme une approche du sujet.

 Préface

Le 3 septembre 1944 au soir, les Britanniques entraient dans Bruxelles enfiévrée. La presque totalité de nos provinces se trouvaient libérées en huit jours. Notre chance fut providentielle. La France avait été le théâtre d'âpres combats, les Pays-Bas devaient former, durant neuf mois encore, un douloureux champ de bataille, au prix de lourdes privations pour leurs régions septentrionales.

Chez nous, l'enthousiasme fut délirant, durant une brève période. Si le soulagement d'être délivré du joug nazi subsistait, les déceptions commencèrent bientôt. L'on avait pensé, le 3 septembre, que la fin de la guerre était imminente, que les parents et amis prisonniers allaient incessamment revenir. Or, les hostilités se prolongeaient. L'hiver 1944-1945 fut l'un des plus rigoureux jamais enregistré chez nous et le charbon manquait. Enfin, il y eut le dernier sursaut allemand en Ardenne.

Mais après cet hiver particulièrement pénible, mars 1945 est un printemps précoce et radieux. Au début d'avril, le pays se plonge dans la joie. Anglo-Américains à l'ouest, Soviétiques à l'est, foncent vers le cœur des vieilles Allemagnes. La plus écrasante victoire militaire de l'Histoire est sur le point de s'achever.

Hélas ! Pour nous, le tableau va de nouveau s'as­sombrir. Le 11 avril, les Américains approchant de Weimar,  les détenus du  camp de Buchenwald s'insurgent Le 15, les Britanniques entrent à Bergen-Belsen. Le 22 les sections suisse et suédoise de la Croix-Rouge internationale sont respectivement à Mauthausen et à Ravensbrück. Les premiers prisonniers politiques reviennent squelettiques et certains mourants. C'est alors seulement que l'Occident découvre l'horrible vision d'un camp de concentration du Reich nazi. Le secret avait été bien gardé jusqu'alors. Chacun savait, certes, en Belgique et dans les autres pays délivrés, que tant des nôtres avaient été emprisonnés, torturés, assassinés, fusillés, pendus ou décapités. Personne d'entre nous ne soupçonnait l'horreur des camps, l'existence des chambres à gaz, des « expériences » médicales, des charniers, des marches de la mort. Ce ne sera que plus tard encore, avec les inventaires de Nuremberg, qu'on saura que douze millions d'êtres : résistants alliés, Juifs, Tziganes, Témoins de Jéhovah, opposants allemands et autrichiens, déportés italiens, innocentes populations polonaises, baltes, ukrainiennes, yougoslaves, grecques, ont péri victimes de la monstruosité nazie. Mais dès avril 1945, à mesure que se poursuivent les avances alliées à l'ouest et à l'est, on apprend à connaître les noms qui, depuis trente ans, n'ont cessé de faire frémir : Auschwitz, Belsen, Buchenwald, Dachau, Dora, Esterwegen, Gross-Rozen, Gross-Strehlitz, Mauthausen, Neuengamme, Oranienburg, Ravensbrück, Sachsenhausen, Sandbostel, Treblinka...

Au cours des mois d'avril et de mai 1945, combien parmi nous, attendions, avec une mortelle impatience, à chaque arrivée de train et d'avion, le retour de parents, d'êtres chers, de compagnons d'armes des premiers temps de la clandestinité... Et nous les attendions encore, longtemps après le mois de mai, contre tout espoir, avant d'accepter l'évidence qu'ils ne reviendraient jamais, jamais...

Ainsi, alors que n'avaient pas encore retenti les clairons du « V Day », la Résistance européenne apprenait brusquement  quelle était la  rançon de sa victoire et de la liberté.

*
*     *

Le tribut pavé par la Résistance belge se solde par 17.000 d'entre ses membres qui tombèrent au champ d'honneur: exécutés, morts au combat, disparus dans les camps nazis. Ces morts provenaient de toutes les classes sociales et de toutes les régions du pays. Il y en avait de toutes opinions politiques et de toutes croyances religieuses. Ils ont tout donné, les uns avec la raison de leur âge mûr, les autres avec la ferveur de leur jeunesse, en faisant abstraction d'eux-mêmes et des leurs. Ils n'avaient pensé qu'à la Cause : un monde affranchi du péril nazi.

Leur sacrifice n'a pas été vain. Le bilan de la Résistance belge fut considérable, non seulement sur le plan des réalisations opérationnelles, mais aussi sur le plan moral. En effet, la situation générale de la Belgique fut absolument différente de 1939-1945 qu'en 1914-1918. Au cours de la Première Guerre , l'armée du roi Albert avait remporté la bataille de l'Yser, tenu pendant quatre ans un secteur ingrat du front occidental, joué un rôle important dans les campagnes d'Afrique, participé avec valeur aux offensives libératrices. Par contre, lors du second conflit mondial qui dura six ans, la contribution de notre année régulière se limita à dix-huit jours de campagne que clôturait une capitulation inconditionnelle. Les forces de terre, d'air et de mer qui poursuivirent la lutte, basées en Grande-Bretagne, firent, en toutes circonstances, honneur au drapeau national ; mais elles ne furent jamais qu'une poignée. S'il n'y avait eu la Résistance , ses héros et ses martyrs, quel aurait été le crédit de la Belgique en 1945 ?

La Résistance a montré que le peuple belge, quelque peu assoupi naguère par une vie  matérielle toujours plus facile, possédait une formidable possibilité de réveil que l'aiguillon nazi provoqua. Elle prouva que ce peuple restait tel que ses ancêtres avaient été : jaloux de sa liberté et de son indépendance nationale, décidé à lutter jusqu'au bout pour retrouver ces deux biens précieux. La Résistance a prolongé en l'accentuant, une tradition ancrée dans les cœurs et les chairs. « Notre caractère », dit Bergson, « c'est la condensation de l'Histoire que nous portons en nous ».

Certaines personnes nous disent : « Il ne faut plus parler de la guerre à la jeunesse ». Partant d'une idée louable, celle de tous les hommes de bonne volonté, l'horreur des conflits humains, ces personnes font preuve d'une totale confusion d'esprit. De notre côté, au cours d'une longue carrière consacrée à l'enseignement de l'histoire militaire, nous avons toujours combattu la tendance de nos devanciers à admirer et à exalter les grands conquérants, les Louis XIV, les Frédéric II, les Napoléon et autres « héros du banditisme international » (1). Mais exalte-t-on la guerre lorsqu'on célèbre la mémoire des hommes de paix qui n'ont songé qu'à défendre leur sol et leurs libertés contre l'envahisseur ? Exalte-t-on la guerre lorsqu'on montre aux jeunes quelle fut l'horreur du totalitarisme, avec son mépris de la dignité humaine et de la liberté individuelle, ses monstrueuses persécutions raciales, son système concentrationnaire ? Est-ce exalter la guerre que de perpétuer le souvenir de ceux qui ont donné leur vie pour une cause sacrée s'il en fut : préserver les générations à venir d'un pareil fléau ?

C'est ce qu'avait si bien compris l'admirable Marguerite Bervoets lorsqu'elle composa son dernier poème, la veille d'être décapitée, le 4 août  1944 à  Wolfenbuttel, et qui contenait ce vers immortel :  « Je pense à vos enfants qui seront libres demain ».

« L'Histoire » écrivait le grand historien suisse Gonzague de Reynold, « est une force : celle qui s'empare du passé pour le porter sur le présent et les pousser tous deux dans l'avenir » (2). L'enseignement du passé ne peut être figé dans autrefois, lorsqu'on aura montré, aux jeunes ce que fut et ce que fit le totalitarisme, on l'imprégnera de cette vérité fondamentale : le totalitarisme n'est pas mort et il nous guette ; il ne reviendra pas chez nous, mais à deux conditions : 1e Que nos régimes démo­cratiques ne se mettent jamais "en prise », soit par le déclin de leurs institutions, soit par leur faiblesse, ce qui fut si fatal aux dirigeants italiens de 1922, comme aux hommes de Weimar en 1933 ; 2e Que chacun se montre vigilant face à toute flambée d'extrémisme, si anodine qu'elle paraisse. L'exemple de Rex, qui dupa tant de braves gens en 1936, doit servir de leçon ; ce qui suffit à montrer combien l'enseignement du passé est indispensable pour l'avertir.

Au cours d'une des cérémonies du 25e anniversaire de la Libération , un orateur, après avoir évoqué les difficultés actuelles de la Belgique , voulut terminer par une note d'espérance et s'exclama : « Le pays qui a produit un Walthère Dewé, un Jules Bastin, un Jean Burgers, un Robert Lejour, ne peut périr ». L'intention de cet orateur était généreuse, mais son raisonnement boiteux. Encourager à se reposer sur les élites équivaut à présenter une solution de facilité. L'action de quelques élites seules ne peut avoir de longs effets. Le mythe du surhomme à la baguette magique que magnifiait Carlyle, il y a plus d'un siècle, a fait long feu. Le talent et le courage de Démosthène n'ont pu empêcher Chéronée. C'est une fierté pour la Belgique d'avoir produit un Dewé, un Bastin, un Burgers, un Lejour. Encore faut-il que la jeunesse, que les généra/ions à venir, veuillent suivre leur exemple et s'imprégner de leur esprit. La parole est donc aux parents, aux éducateurs, aux conférenciers bénévoles qui vont dans les collèges, athénées et autres institutions, semer le bon grain.

Les parents, les éducateurs, les conférenciers pourront, dans l'ouvrage que j'ai l'honneur de préfacer, puiser tant de choses... Grâce aux remarquables œuvres précédentes de Léon-Ernest Halkins (3), Jean-Marie de Radîgués de Chennevière (4), Paul Berben (5), Jules Wolf (6), Lily de Gerlache de Gomery (7), nous avons frémi aux horreurs de Breendonk, de Gross-Rozen, d'Esterwegen, de Wolfenbuttel, de Dachau, de Ravensbrück. Il nous manquait un témoignage écrit et d'envergure, vécu, charnel, sur Buchenwald. Ce sera l'honneur des inspirateurs, des historiens, des collaborateurs de cet ouvrage d'avoir produit un instrument indispensable pour l'étude et la compréhension du système concentrationnaire.

Depuis la fin de l'affreux cauchemar, plus de trente ans ont passé. Mais pour nous qui avons connu et aimé tant de compagnons d'armes qui ne sont pas revenus des camps maudits, leur souvenir, loin de s'estomper au fil des années, s'ancre sans cesse davantage dans nos chairs comme un acide qui mord. Il brûle dans nos cœurs comme la flamme du sacrifice. Puisse, au cours d'une après-guerre décevante, l'exemple de ces morts rester le soutien des vivants. Et puisse notre jeunesse, puissent nos enfants, se rappeler sans cesse que s'ils respirent aujour­d'hui un air libre sur un sol libre, c'est, qu'il y eut chez nous, des hommes et des femmes qui ont réalisé ce que saint Paul, il y a près de vingt siècles, considérait comme le summum de l'existence terrestre : « Mourir pour ce qu'on aime, c'est la cime de l'amour ».

Henri BERNARD

Professeur émérite de l'Ecole Royale Militaire 
Président d'honneur du Comité d'Action des 
Forces belges de Grande-Bretagne 1940-1944.

   

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Gravures extraites de l'album "Buchenwald"
paru aux Editions Louis Libert à Lyon

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Wynen André, p. 129  155-156 & 163-166  GvdB 1510

p. 129: Compagnies Disciplinaires

...
« Je m'étais fait prendre à passer sans permission dans le camp de quarantaine pour communiquer certaines informations à des compatriotes plus mal logés que moi. Cela me valut une semaine de sanction au Strafkommando. Ce Strafkommando exerçait son action, notamment dans le travail d'épuration de la fosse du camp mais, durant les dernières semaines de l'hiver 44-45, les prisonniers punis (Gestraft Häftlingen) furent affectés également à des corvées autres que celle qui consistait à véhiculer au pas de course durant les 12 heures de la journée, les excréments collectés dans les fosses d'aisance de l'ensemble du camp (celui-ci comptait à cette époque plus de 50.000 détenus). Ce fut mon cas. Je fus affecté à un travail de nuit (Nachtschicht) qui consistait à transporter des cadavres durant les 12 heures d'activité nocturne. C'est dans cette occupation particulière de Leichenträger (porteur de cadavres) que j'ai pu prendre connaissance d'une activité qui vint s'ajouter à toutes celles qui, au camp de Buchenwald, allaient contribuer à lui assurer sa réputation dans l'Histoire. » ...

p155-156: Le froid.

,, Au cours de ces mois d'hiver de 1944-1945, mois particulièrement froids et humides, physiquement intolérables pour des êtres affamés, vivant 16 à 18 heures par jour en plein air, pratiquement sans vêtement, vint s'ajouter une effrayante surpopulation, conséquence des victoires et de la progression rapide des armées soviétiques dans l'est européen. L'occupation successive des grands camps de concentration de Pologne, de Silésie et plus tard de Tchécoslovaquie et d'Autriche, avait provoqué l'évacuation de leurs prisonniers vers les camps du centre de l'Allemagne, dont celui de Buchenwald était évidemment à la fois le plus important et le plus central, géographiquement.

Parmi ces malheureux camarades qui restèrent plusieurs jours sans nourriture, sans protection contre les intempéries et le froid sur les routes gelées et interminables ou agonisant dans des wagons de chemin de fer ouverts, très peu survécurent à cette inhumaine migration, à cette transhumance du « cheptel » concentrationnaire. »

« La plupart de ces prisonniers immigrants, entrés vivants dans le camp de Buchenwald, avaient les extrémités des doigts et les orteils gelés. Comme ces gelures dataient de plusieurs jours, elles étaient particulièrement desséchées. Le sillon d'élimination formé entre les tissus vivants et nécrosés s'était infecté.

Cette situation pathologique particulière enlevait à ceux qui en étaient affectés toute capacité de rester debout et de marcher.

Quant à l'impossibilité de se servir de leurs mains, cette invalidité les condamnait encore plus irrémédiablement. La plupart d'entre eux n'ont pu survivre à ces infirmités qui les empêchaient de se mouvoir. Ils étaient condamnés à une mort certaine dans une ville surpeuplée, affamée, pratiquement non chauffée, alors qu'à force d'énergie et de courage, ils avaient pu atteindre le « but du voyage » après tant de jours et de semaines de souffrances atroces.

Pour eux, l'espoir d'arriver leur avait certainement sauvé la vie, mais pas pour longtemps, car ils étaient voués cette fois à une agonie prolongée et particulièrement indescriptible. Un certain nombre d'entre eux purent être aidés et sauvés grâce à des moyens héroïques dont le souvenir, malgré son ancienneté, est resté vif dans ma mémoire.

C'est au moyen de pinces à ongles que, sans anesthésie, les amputations indispensables purent être pratiquées en très grandes séries.

Le froid et l'immense souffrance, la faiblesse et surtout le courage ont permis à tous ces bagnards de supporter avec stoïcisme cette chirurgie rudimentaire autant qu'héroïque.

Des pansements en papier ont ensuite fait des miracles, ils ont eu le mérite de protéger les plaies à la fois contre le froid et la neige et de permettre assez rapidement une diminution des douleurs, devenue compatible avec une reprise de la station debout, de la marche et des manipulations indispensables à la survie.

Nous avons eu la joie de voir cicatriser presque tous les cas « opérés » qui purent ainsi surmonter cette épreuve supplémentaire et connaître comme nous la Libération.

Nombre d'entre eux furent cependant si gravement altérés dans leur santé et leur état général qu'ils ne survécurent pas longtemps après leur libération, en avril 1945. »

p. 163-166: Anéantissement systématique

... « Un block du camp de quarantaine - le 71- fut isolé par une haute palissade en planches et devint officiellement une annexe du Revier.

Des brancardiers se mirent à sillonner le camp en invitant à les suivre, tous ceux qui désiraient se faire soigner et hospitaliser. Ils chargeaient d'office ceux qui ne tenaient plus debout et acheminaient tous ces invalides et ces malades, dans les yeux desquels renaissait l'espoir d'un soulagement, vers ce bloc isolé et mystérieux.

Ils en ressortaient la nuit sous forme de cadavres.

Le Strafkommando, sous la conduite d'un SS, était chargé de les véhiculer jusqu'au crématoire pour les y incinérer. Ce transport se faisait en secret, la nuit, pour éviter que la méfiance naisse dans le camp et pour que la collecte quotidienne des victimes puisse se poursuivre sans résistance de leur part.

Les brancardiers de jour, aussi bien que nous, les Leichenträger Nachtschicht, porteurs nocturnes de cadavres, ignorions tout de ce qui se passait à l'intérieur du block. Les uns déchargeaient leur convoi vivant dans un hall accueillant d'infirmerie le jour, les autres, durant la nuit, n'avaient accès qu'à la morgue qui se trouvait à l'autre extrémité du bâtiment et dont la communication vers l'intérieur était verrouillée pendant toute la durée de l'évacuation de son contenu.

C'est le nombre considérable de cadavres qui attira évidemment tout de suite notre suspicion ; il variait entre 200 et 300 par nuit. D'après des renseignements que nous avions pu recueillir auprès des camarades de même nationalité que ceux qui « travaillaient » à l'intérieur du fameux block, l'exécution se déroulait très simplement au moyen d'une injection intraveineuse de benzine. »

« Malgré les avertissements pressants que nous fîmes circuler dans le camp à propos des activités de cette « extension du Revier » et l'incitation à ne pas suivre les brancardiers de la mort, le nombre de « clients » ne diminua guère. Les victimes, sous l'impulsion d'un SS, finirent par être emmenées de force, si elles résistaient. Certains ne voulurent pas nous croire, d'autres y allèrent comme à la délivrance ultime et définitive, incapables à jamais de faire la distinction entre l'assassinat et le suicide, l'euthanasie et l'instinct de conservation. Ce fut la libération dans le néant, pour les uns et dans l'au-delà pour les croyants.

L'impuissance à enrayer ce processus inéluctable fut pour moi la plus pénible expérience vécue durant ma captivité.

Depuis lors, le désespoir m'apparaît pire que la mort, car il conduit à ce vertige paradoxal qui pousse l'individu à rechercher la mort qu'il craint et qui le terrorise. Devenu fou, il se suicide par peur de la mort.

L'anéantissement dans l'absurde n'est-il pas le pire et le plus inhumain des supplices pour tous ceux qui s'étaient déjà accoutumés à tous les autres supplices que le nazisme avait inventés à leur intention ? »

« La morgue était un appentis en bois, comme le block lui-même à l'extrémité duquel il était annexé.

Un seul, sur les sept jours durant lesquels je fis le « service », cette morgue ne fut pas remplie jusqu'au plafond. Lorsqu'on en ouvrait la porte extérieure, en début de nuit, le tas de cadavres s'effondrait spontanément vers le dehors tellement il était comprimé à l'intérieur.

Le transport se faisait au moyen d'une charrette à bras que nous devions tirer avec des cordes après l'avoir chargée d'une quinzaine de corps, depuis le camp de quarantaine jusque tout en haut du grand camp, il fallait faire gravir cette cargaison funèbre qu'on déchargeait dans la cour du crématoire. Notre kommando ne comptait que huit prisonniers. Ce travail était exténuant, le camp était à flanc de montagne, la pente à gravir était fort raide, le block d'extermination (nous découvrîmes ultérieurement qu'il s'agissait bien de cela) se trouvait dans le bas du camp et le crématoire au sommet. La route était caillouteuse et couverte de boue ou de neige. Nous n'avions d'autres chaussures que des sandales à semelles de bois.

Quelle nausée de funérailles  !

C'est la seule période de travail au cours de laquelle, durant cet hiver, je ne me souviens pas avoir souffert du froid, tellement les efforts à déployer nous mettaient en nage. Nous pouvions dormir durant la journée.

Nous apprîmes, avec un certain retard, la sinistre comédie de la collecte d'allure humanitaire des malades et nous pûmes, après nos doutes, acquérir des certitudes en faisant le rapprochement entre le nombre de cadavres véhiculés la nuit et celui des malades et invalides rassemblés et conduits dans ce block durant la journée précédente. » ...

 
 

Notes

(1) L.E.  Halkin,  Eléments  de critique historique,  H.  Dessain,  Liège 1960. p. 133.
(2) G. De Reynold, La formation de l'Europe, t. VII, p. 521,  Plon, Paris, 1957.
(3)
A l'Ombre de la Mort , Cahiers de la Revue Nouvelle , Casterman, Tournai-Paris,  1957.
(4) Mes prisons et mesbagnes, M.Weissenbruch.Bruxelles,   1952.
(5) Histoire du camp de concentration de Dachau, 1933-1945. Comité international de Dachau, Bruxelles, 1968.
(6) Le procès de Breendonck, Larcier, Bruxelles, 1973.
(7) Le taux silence,  Mullem.  1974.